Le monde en marche – La société à l’épreuve
La tour de Babel
Atlas – Air France n°73 – juillet 1972
Est-ce un signe des temps? Il n’est désormais plus possible de faire prendre au sérieux la moindre idée nouvelle sans la lester d’un formidable appareil documentaire qui la rend inaccessible au public.
Si Descartes ressuscité se mêlait, en 1972, de présenter son Discours de la méthode devant un jury de thèse, il serait honteusement convaincu de légèreté, d’ignorance, traité de charlatan et recalé. Il est vrai qu’il pourrait se racheter en présentant un commentaire de trois mille pages sur les origines historiques du premier paragraphe du Discours de la méthode.
On dit parfois que cette tournure d’esprit protège le champ clos, où s’affrontent les idées, de tout danger de dissipation et de frivolité. Mais est-ce sûr? Car s’il est vrai que la meilleure idée du monde n’est plus prise au sérieux, dépouillée de son pesant harnachement de références et exprimée avec trop de simplicité, inversement, les pires extravagances sont accueillies avec respect si leur auteur a eu la patience d’en préparer dix ans la présentation. D’après des spécialistes comme Eysenck ou Ellenberger, tous deux professeurs de psychiatrie dans des universités et eux-mêmes auteurs d’ouvrages respectés, la psychanalyse, dont nous avons parlé dans notre dernier numéro, tirerait essentiellement son existence du génie littéraire de Freud et de son infinie patience à répéter la même chose, pendant toute une vie, dans vingt livres différents. Le génie littéraire et la patience de Freud expliqueraient notamment pourquoi ses idées sont plus répandues que celles d’Adler qui, toujours au dire des spécialistes, seraient pourtant aussi dignes d’intérêt[1].
La passion érudite expliquerait peut-être aussi l’assoupissement de la philosophie, qui n’offre plus jamais d’idées nouvelles atteignant l’ensemble du public cultivé, comme ce fut le cas, précisément, de la philosophie de Descartes au XVIIe siècle. Sur neuf congrès de philosophie mentionnés dans le dernier rapport d’activité du CNRS[2], six étaient consacrés à des questions d’histoire de la philosophie et trois seulement à des problèmes contemporains. Que devrait-on penser d’une physique qui se préoccuperait essentiellement d’histoire de la physique?
Ce barrage opposé aux idées nouvelles par le système intellectuel où nous vivons est certainement désastreux, si l’on admet que c’est d’abord d’idées nouvelles que le monde a besoin pour se dépêtrer des pièges où une évolution technique, scientifique et sociale accélérée, l’égare de plus en plus.
Qui, par exemple, a su jusqu’ici expliquer de façon limpide en quoi exactement consiste le Produit National Brut, panacée de tous les maux si l’on en croit certains, mirage délirant selon d’autres? Par «expliquer», nous entendons donner une idée suffisamment claire pour que chacun puisse comprendre à peu près de quoi il s’agit et déterminer en conséquence ses choix sociaux et politiques.
Une industrie, le cancer
Les mots de «Produit National Brut» ne semblent receler aucun traquenard: on croit pouvoir penser que c’est l’ensemble des richesses produites par une nation. Et pourtant, est-il vrai, comme l’affirme Ivan Illich, que les pompes funèbres comptent dans la détermination de son chiffre et que, par conséquent, une épidémie qui exterminerait la moitié de la population provoquerait une triomphante et miraculeuse hausse du PNB? Est-il vrai aussi que l’activité des hôpitaux fait partie du PNB? Et, s’il en est ainsi, par quoi sommes-nous assurés que les mécanismes conçus (dans d’excellentes intentions sans doute) par les économistes et les technocrates pour stimuler le PNB n’aboutissent pas, par d’obscures voies échappant au contrôle des hommes, à entretenir les endémies ou bien à barrer la voie aux médicaments efficaces? Nous avons sans doute des raisons de penser que les palabreurs du Café du Commerce se trompent quand ils affirment (ce qu’on entend tous les jours) que le cancer serait guéri depuis longtemps s’il n’était pas une industrie. Mais personne ne prendrait au sérieux une telle affirmation, si une expérience quotidienne, dans les pays à haute technicité, n’avait convaincu le public qu’il ne comprend rien à la jungle où il vit, et que ce qui lui arrive, et qu’il doit subir, lui est imposé par des sortes de mages dont il ignore le nom, qu’il ne connaîtra jamais et dont le langage, de toute façon, lui est à jamais incompréhensible.
Cette situation, on le remarquera, est sans précédent dans l’histoire. Tout le monde, jadis, jusqu’au dernier berger perdu dans sa montagne, savait qu’il dépendait pour l’essentiel de son travail, lequel était, pensait-il, simple et facile à comprendre. Et pour ce qui ne relevait pas de son travail, le berger savait qu’il y avait un roi (à qui il pouvait éventuellement couper la tête), ou un gouvernement qui gouvernait. Ne restaient que les calamités naturelles qui trouvaient leur place dans une conception religieuse des choses: on les conjurait par des cérémonies, ou bien on les acceptait comme les instruments d’un enseignement moral.
À cela on répond généralement que le monde de nos pères était réellement simple, et donc compréhensible à tous, alors que le nôtre est compliqué, intelligible aux seuls spécialistes, et encore!
Mais n’est-ce pas une illusion? Les études historiques sur le Moyen Âge et la Renaissance, par exemple, ne cessent de mettre en évidence des faits restés complètement inaperçus de ceux qui les avaient subis, comme l’inflation séculaire, la variation lente des prix, le déséquilibre du cours de l’or à partir de la découverte de l’Amérique. De tout cela, qu’il subissait pourtant, le berger dans sa montagne ne savait rien. Mais il avait un système de vie et d’idées qui éclairait suffisamment les événements concrets de sa vie pour lui permettre de réagir convenablement, même à ce qu’il ne remarquait pas. La question est: d’où tenait-il ce système de vie et d’idées? N’était-ce pas d’un enseignement diffus, d’une culture? Et cet enseignement diffus, cette culture, d’où venaient-ils?
On ne peut certes pas contester que le monde actuel soit plus compliqué que celui du Moyen Âge. Mais, inversement, il est davantage contrôlé par l’homme, puisque c’est lui qui le fait. Il le fait en tout cas en une bien plus grande proportion qu’il ne faisait le monde du Moyen Âge! On pourrait donc vraisemblablement prévoir qu’étant davantage l’œuvre de l’homme, le monde moderne lui soit plus compréhensible. C’est l’inverse que l’on constate. Pourquoi?
Quelle que soit la réponse à cette énigme, une chose est sûre: c’est que si quelqu’un la trouvait et l’exposait (à supposer qu’elle existe), nos habitudes actuelles de penser sont telles que l’explication ne sortirait pas d’un petit cercle de spécialistes; elle n’atteindrait jamais le public qui resterait dans l’ignorance et l’incertitude. Elle ne l’atteindrait pas parce que cette hypothétique explication serait de toute façon aussi compliquée que l’énigme elle-même, aussi pesante que la thèse embrouettée dont parle Diogène dans l’éditorial de ce numéro.[*]
Notre temps est celui des spécialistes. Seul le spécialiste comprend ce que dit le spécialiste. Et comme tout le monde tend à devenir spécialiste et que les spécialités ne cessent de se multiplier, nous sommes en train de revivre l’aventure de Babel:
«Voici qu’ils sont un seul peuple et n’ont qu’une langue… Maintenant, rien ne leur sera impossible de ce qu’ils ont projeté de faire. Eh bien! dit Dieu, descendons et embrouillons leur langage de sorte qu’ils ne comprennent plus le langage des uns et des autres.» (Gn XI 6-7)
Langue unique, la science

Does the tyranny of documents account for the lack of new ideas?
Comme les constructeurs de la fameuse tour, nous n’avons plus qu’une langue, celle de la science. Tout savant ou technicien comprend ce qu’écrivent ses collègues du monde entier, dans quelque langue que ce soit. Mais il ne comprend que ses collègues de la même spécialité. Comme le remarquait le biologiste Szent Györgyi, le physicien américain comprend plus aisément le physicien russe qu’il ne comprend le laitier américain.
Appelons cela la babélisation. L’effet le plus paradoxal de la babélisation est sa rétroactivité historique: l’explication que l’historien donne des phénomènes vécus par le berger du Moyen Âge est non seulement incompréhensible au non-historien, mais le berger lui-même n’y comprendrait goutte bien que son expérience réellement vécue ait pu lui paraître sans mystère! Était-il donc dans l’illusion? Est-il, sans le savoir, passé à côté de sa vraie vie?
C’est ce que devrait maintenant nous dire quelqu’un, philosophe, sage ou prophète, pour nous rendre supportable le monde de plus en plus crépusculaire où nous nous enfonçons.
Et sa réponse essentielle n’a rien d’évident.
Aimé Michel
Notes:
(*) La gloire en brouette
(1) Cf. la très intéressante interview récemment accordée par Ellenberger à Psychologie (n° 27, avril 1972).
(2) CNRS, Rapport d’activité 1970, p. 275.