La «science infuse»
Chronique parue dans la revue Arts et Métiers de mai 1977
La lecture d’un des derniers numéros du Bulletin of the American Physical Society[1] me remet en mémoire une question à laquelle je réfléchis depuis plus d’un quart de siècle, que j’ai discutée avec maints physiciens, chimistes, mathématiciens et autres savants, sans avoir jamais entendu ne fût-ce que l’esquisse d’une réponse satisfaisante.
Dans ce bulletin de la Société américaine de physique, l’un des plus prestigieux du monde en la matière, sont publiés trois rapports rangés sous la rubrique «Physique théorique», et dont voici les thèmes.
■ Perception directe de localisations géographiques éloignées[2]. On y explique que depuis 1972 les signataires ont étudié des aspects de la perception humaine qui ne semblent pas relever des capacités humaines connues en matière de processus perceptuel.
Particulièrement intéressante, disent les auteurs, est une certaine capacité humaine de se procurer de l’information que nous appellerons «vue à distance». Ce phénomène réside dans la capacité qu’ont certains individus d’atteindre et de décrire, par quelque processus mental, des sources d’informations inaccessibles à la perception ordinaire. Le phénomène que nous avons tout particulièrement étudié est la capacité d’un sujet qui s’est montré capable de voir et décrire des lieux géographiques éloignés de plusieurs milliers de kilomètres à la seule condition qu’une personne connue de lui s’y trouve. Nous avons récemment réalisé des expériences entre le Pacifique et l’Atlantique avec l’aide d’un ordinateur en vue d’évaluer certains individus dont les capacités de vision à distance ont été suffisamment développées pour décrire, souvent avec une foule de détails des configurations géographiques naturelles ou techniques telles que bâtiments, routes, etc. Nos résultats montrent que certains individus sélectionnés, mais aussi des individus quelconques, peuvent être éduqués assez pour faire montre de vision à distance et être capable de transfert d’information.
■ Quelques modèles physiques potentiellement applicables aux faits observés de vue à distance. (Je résume le résumé):
Les auteurs examinent ces faits à la lumière de trois principes physiques majeurs, l’invariance de Poincaré-Lorentz, la causalité et le principe d’unicité (unitarity); ils examinent plus particulièrement leurs implications face aux modèles de mécanique quantique et au principe d’inégalité de Bell.
■ Corrélations électroencéphalographiques (E.E.G.) avec des stimuli éloignés en état de déprivation sensorielle.
Dans ces expériences, les auteurs mettent les sujets étudiés en état de déprivation sensorielle totale (ils sont dans la complète obscurité, ne voient, ne sentent, n’entendent, ne touchent rien, ce dernier résultat étant, comme on sait, obtenu par flottement dans un scaphandre), et font un enregistrement eeg continu. On constate alors un eeg particulier au moment précis où apparaît la vue à distance.
Ces deux séries d’expériences (et cette théorisation), inimaginables en France, ou du moins leur publication dans une grande revue de physique, ont pour auteurs des hommes de l’art réputés. Les expériences ont été faites au Stanford Research Institute et au Laboratoire Lawrence, de Berkeley. Je connais quelques-uns des acteurs de cette recherche, qui se poursuit depuis plus de quatre ans; dans un cas j’y ai même participé en promenant en voiture, selon ma fantaisie, un mathématicien qui était suivi à distance sur la carte, par le sujet étudié, à des milliers de kilomètres de là (nous étions dans les Alpes, et le sujet à San Francisco).
La vue à distance: parlez-en autour de vous. On vous rira au nez. On vous demandera si vous croyez aussi aux fantômes et aux tables tournantes. Cette ironie est peut-être justifiée. Mais la question n’est pas là. La question est: même s’il est vrai que ces choses-là sont impossibles, comment le sait-on?
Lisez des livres écrits il y a plus de 2’000 ans comme le De divinatione ou le De Naturo Deorum de Cicéron: déjà les hommes de ce temps, qui, notez-le, ne savaient rien de rien, disaient que «certaines choses sont impossibles parce qu’elles sont contraires aux lois de la nature». Que savaient-ils des lois de la nature? Nous l’avons dit, rien de rien. Cependant, non seulement ils savaient (croyaient savoir) que certaines choses sont contraires à ces lois, mais ils désignaient ces choses infailliblement et du premier coup précisément là où nos propres esprits forts, maintenant les désignent. Il s’agissait déjà des mêmes choses.
Voilà ce qui me stupéfie. Voilà ce à quoi, depuis quelque trente ans que j’y pense, je n’ai jamais trouvé le commencement de la moindre explication.
Le raisonnement sans réplique de Jean-Jacques Rousseau sur ce sujet me semble être le dernier mot de la raison. Mais justement, il laisse sans réponse la question de savoir d’où le premier imbécile décide que ceci est «inexplicable» et que cela est «contraire aux lois de la nature».
Car pour juger qu’une chose est «une exception aux lois de la nature», écrit Rousseau, «il faut connaître ces lois; et pour en juger sûrement, il faut les connaître toutes… Ainsi, celui qui prononce que tel ou tel acte est un miracle déclare qu’il connaît toutes les lois de la nature et qu’il sait que cet acte en est une exception[3]». Évidemment! que répondre à cela?
Cependant, les Romains disaient déjà que la vue à distance, la prémonition, la télépathie sont «inexplicables» et «contraires aux lois de la nature». J’ai montré le Bulletin de l’American Physical Society à quelques Éminences qui, d’abord stupéfaites, ont toutes émis un jugement sarcastique sur «ces pauvres Américains qui…», sans d’ailleurs manifester la moindre curiosité de savoir ce qu’il y avait dans les comptes rendus de «ces pauvres Américains qui…», ni exprimer la moindre envie d’expliquer d’où elles tiennent avant tout examen que ces recherches sont un ramassis de sottises. Car c’est bien là l’énigme: peut-être est-ce en effet un ramassis de sottises, mais comment le sait-on avant tout examen?
Il est piquant de trouver, parmi les croyances que l’Antiquité tenait aussi pour superstitieuses, l’aimant (les pierres de Magnésie étaient rares, presque tout le monde n’en parlait que par ouï dire) et l’influence de la lune sur les marées, deux billevesées rejetées par les «sages» pour une même raison philosophique: toute action à distance est impossible.
La science, on en conviendra, a assez bien récupéré ces billevesées. Non sans mal! Non sans que les «sages» poussent de hauts cris! Après les expériences de Stanford et de Berkeley, attendons-nous à entendre encore les hauts cris de la «Science Infuse». Mais personne ne répondra à ma question.■
Aimé Michel
Notes:
(1) Numéro de décembre 1976.
(2) Ces titres sont du Bulletin, et je me borne à traduire les résumés.
(3) J.-J. Rousseau: Lettres écrites de la Montagne, III.