La sainte Russie n’est pas morte

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La sainte Russie n’est pas morte

 Article paru dans Planète N°39 (Le Journal de Planète) de mars / avril 1968

Le procès des jeunes intellectuels de Leningrad poursuivis pour diffusion clandestine de littérature religieuse n’aura surpris que ceux qui avaient cru pouvoir passer par profits et pertes l’éternelle sainte Russie. Si le pouvoir tsariste fut si constant à s’appuyer sur la religion, c’est qu’il savait l’appui solide: le peuple russe est probablement le peuple le plus religieux de la terre.

Staline lui-même savait cela, lui qui, pourtant, n’était pas russe, mais qui se montra si habile à mobiliser le mysticisme de son peuple pendant la grande guerre patriotique[1].

 Deux grands penseurs religieux: Berdiaev et Fidler

N’est-il pas singulier que, même gouvernée par les Soviets et vouée à sa promotion matérielle, la Russie n’en continua pas moins au cours du dernier demi-siècle à fournir à la pensée religieuse plusieurs de ses maîtres les plus profonds? Il a suffi pour cela d’une poignée de philosophes expulsés en 1922 par Lénine (qui, notons-le au passage, se bornait, lui, à ouvrir les frontières devant ses indésirables). Parmi ces hommes, l’un au moins, Berdiaev, fut reconnu comme un maître par les catholiques occidentaux eux-mêmes. Un autre réfugié russe, ami de Berdiaev, serait digne, à mon avis, d’un respect aussi grand: c’est Paul Fidler, l’auteur d’Esprit et Parole, du Meurtre de Dieu, de l’Invité des trois amours[2]. Si Fidler n’a pas atteint la même notoriété, c’est parce qu’il incarne au plus haut point l’introversion qui se cherche, à l’opposé de l’extraversion qui s’exprime. Sa lecture est laborieuse: c’est la découverte d’une solitude dont Parole et Esprit sont les deux pôles. Mais il faut comprendre une parole qui n’est pas le langage et un esprit dépouillé des structures où notre raison se plaît à le concevoir.

À mi-chemin entre le christianisme orthodoxe, l’hindouisme et le protestantisme, Fidler n’est pourtant pas un syncrétiste. Il ne ménage personne. Commentant le mot évangélique sur le «sel de la terre», il interpelle les Églises, «mers mortes saturées d’un sel mort», et leurs pontifes, «statues de sel gardiennes des conserves sacrées» (le Meurtre de Dieu). Il dénonce de même, non la science qu’il respecte, mais la confusion entre pensée scientifique et pensée tout court:

«Vous avez, accuse-t-il, tué la pensée interrogative.»

 Un ascétisme loin de la «sainteté bourgeoise»

On comprend mieux des hommes comme Fidler et Berdiaev quand on lit le très curieux livre d’un autre Russe, récemment traduit de l’allemand et consacré aux grandes figures du monachisme russe[3]. Pour le public français si longtemps ignorant du christianisme orthodoxe, ce livre est une surprise. On y découvre notamment que l’expérience franciscaine, si étonnante au sein du catholicisme triomphant du Moyen Âge, fut en Russie monnaie courante tout au long de son histoire. Le moine Séraphin, qui vécut au début du siècle dernier, est un authentique héros des Fioretti, qui vit dans la familiarité des bêtes de la forêt et qui, même, à l’occasion lévite dans les airs pendant ses extases. Et cela se passe au siècle de Louis-Philippe et de M. Prudhomme!

Les différences entre l’ascétisme orthodoxe et l’ascétisme catholique existent cependant, et elles sont immenses. Dans ses directives, Séraphin ne parle ni de macérations, ni de tourments infligés à soi-même, ni de terreur, ni d’enfer. Il ne parle que d’amour et de prière. Il dit, par exemple, que la chasteté est difficile, alors que la prière est à la portée de tout le monde. Il n’est jamais question dans ses propos de ces effrayantes pénitences tant vantées chez les mystiques romains, François d’Assise ou Marie-Madeleine de Pazzi se roulant nus dans la neige, Benoît Labre cultivant l’ordure au point que «les porcs eux-mêmes étaient chassés par son odeur», etc. Le but proposé à ses disciples, c’est ce qu’il appelle la «Venue de l’Esprit Saint», c’est-à-dire, ainsi qu’on peut le constater en lisant le mystérieux récit d’un témoin, qui clôt le livre, le contact divin, que d’autres ont appelé «éveil».

Mais c’est surtout par l’absence totale de ce qu’on pourrait appeler la «sainteté bourgeoise» que se signalent ces moines et staretz orthodoxes. La sainteté bourgeoise, c’est la pénitence dorée des modèles du Greco tels que nous les montre le très bel album d’Andréa Emiliani[4], celle de saint Ildefonse, par exemple (version assise), dont le visage blême de macération semble fort bien s’accommoder d’une cape de velours précieux et dont les mains fines et distinguées s’activent à écrire sur une table dont la richesse aurait nourri pendant un an une famille entière de ses contemporains. Le tsarisme s’appuya sur l’Église orthodoxe, mais il semble bien que ses saints, au moins, aient toujours partagé le sort du peuple. On admire le génie du Greco, mais ce qu’il nous montre est plutôt de nature à faire honte au christianisme occidental. Comme d’ailleurs ce que nous montrent les peintres que nous appelons nos «primitifs»[5] et qui, dans leur naïveté, sont les fidèles témoins d’une réalité historique. Non, décidément, s’il faut une religion à l’homme de demain, il ne saurait s’agir de celle-là. Sa place est dans les musées et les albums. Sous cette forme, elle ne sera jamais dans nos cœurs!

Aimé Michel

Notes:

[1] Voir notamment le témoignage d’Alexander Werth, l’auteur de la monumentale Russie en guerre (Éd. C.A.L., collection «Encyclopédie contemporaine»).

[2] Édités par l’auteur: Paul Fidler, 34-Villemagne.

[3] Igor Smolitch: Moines de la Sainte-Russie (Marne).

[4] Andréa Emiliani: Le Greco (Larousse, 1967).

[5] Voir, par exemple, les Primitifs français, de Michel Laclotte (Hachette) et aussi, aux éditions Mazenod: les Quinze Mystères du Rosaire (Jean-Dominique Rey) et Adam et Ève (J.-D. Rey, Andrée Mazure et J.-M. Lacroix).

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