La psychanalyse est-elle une science?
Article paru dans Planète N°25 (Le Journal de Planète) de novembre / décembre 1965
Si la science se définissait comme une explication des phénomènes, nul doute qu’après la lecture du somptueux ouvrage posthume de Carl G. Jung: L’Homme et ses symboles (éditions du Pont-Royal), on pencherait à donner à cette question une réponse affirmative. Du moins dans le premier mouvement. La psychanalyse (et surtout celle de Jung, infiniment moins étriquée et obsessionnelle que celle de Freud) a indubitablement inventé, de l’homme vu par l’intérieur, une image plausible et les mots pour l’exprimer. Au contraire de Freud, qui était un esprit à système, Jung a accordé dans son diagramme une petite place au mystère et à l’inconnu. Je sais d’ailleurs, par les lettres qu’il m’écrivit les dernières années de sa vie, que cette place était beaucoup plus grande encore dans son esprit que ses lecteurs ne peuvent le soupçonner.
Jung a passé son existence dans la familiarité des problèmes qui hantèrent un Maeterlinck: par exemple, les pouvoirs secrets de l’homme, la survie, l’intelligence cosmique, la vie extra-terrestre. Mais il était un homme officiel, dans une des époques les plus bêtes de l’histoire de la pensée, et sans la fortune de Maeterlinck (du moins au début). Il a donc emporté dans la tombe la part la plus précieuse peut-être de ses méditations.
De là sans doute l’impression de clarté qui rayonne de son dernier livre. Il a voulu, disent ses éditeurs, «expliquer lui-même au profane ce qui fut sa contribution majeure à la connaissance de l’esprit humain: sa théorie des symboles». Et il l’explique fort bien, ainsi d’ailleurs que ses disciples Marie-Louise von Franz, Joseph L. Henderson, Aniéla Jaffé et Yolande Jacobi, co-auteurs de l’ouvrage: le jungisme, c’est d’abord un style de pensée. On comprend que des êtres si intelligents et si attentifs à autrui soient de merveilleux thérapeutes. On comprend aussi que de merveilleuses thérapeutiques finissent par convaincre et le patient et son sauveur que l’efficacité (réelle) de la technique fonde en science authentique les hypothèses invoquées. Seulement la science n’est pas l’explication des phénomènes mais leur prévision objective, concrète, univoque, contrôlable par tous. Et en cela la psychanalyse n’est pas une science, mais un art.
Jung rapporte souvent d’extraordinaires prévisions dans ses ouvrages. Et quand il expose le cheminement qui, selon lui, les a permises, on est stupéfait de sa gratuité. La même «technique» aurait pu justifier vingt prévisions différentes: faits que j’ai régulièrement contrôlés en posant le même problème à des psychanalystes différents. Ce qui impressionne dans le cas de Jung, c’est qu’effectivement il prévoyait avec une extraordinaire lucidité. Mais cet homme génial, modeste et bon mettait au compte de sa méthode ce qu’il ne devait qu’à son génie. Il eût prévu de même avec des méthodes différentes, et la preuve en est que sa réussite thérapeutique fut immédiate, alors qu’il ne cessa pas de perfectionner ses théories.
L’étude objective des idées de Jung reste donc à faire. Il ne serait pas surprenant que, paradoxalement, son apport le plus important à la connaissance de l’homme ne soit pas en définitive du domaine de la psychanalyse, mais bien de celui d’une recherche qu’il ne cessa jamais de ruminer sans en parler jamais, ou peu s’en faut: la parapsychologie. Son immense hypothèse d’un inconscient collectif commun à l’humanité tout entière et survolant l’espace-temps comme un être relativiste à quatre dimensions semble en effet postulée en toute rigueur par les expériences de William MacKenzie à Bruxelles en 1921, comme par les performances d’Edgar Cayce, comme aussi par le mystère des rêves paranormaux. Et je peux témoigner qu’il est impossible de se livrer à une recherche approfondie dans le domaine des phénomènes de psychologie exceptionnelle sans finir par être convaincu que l’hypothèse de Jung a pour le moins mis en lumière un aspect fondamental de la pensée inconsciente et peut-être, en dernier ressort, du continuum spatio-temporel de la physique théorique.
Précisons-le: il s’agit là d’idées et de rapprochements sur lesquels les disciples de Jung restent aussi discrets que le fut leur maître, du moins dans le texte du beau livre dont il s’agit ici. Suis-je dans l’erreur en supposant que l’extraordinaire iconographie de l’ouvrage en dit un peu plus que le texte?
Dans le vaste champ des oeuvres inspirées par le monde du rêve, je n’ai jamais rien vu d’aussi érudit, d’aussi saisissant, d’aussi ingénieux que l’illustration de ce livre. Par-delà la mort, ces images témoignent de l’universelle curiosité de celui qui sut les rassembler.■
Aimé Michel