La nouvelle physique
Chronique parue dans la revue Arts et Métiers de juin 1977
Comme on le sait, Einstein n’admit jamais que les équations de la mécanique quantique fussent autre chose qu’un procédé de calcul. Il refusait de croire, selon son expression, «que Dieu joue aux dés». Il entendait par là que, derrière la forme statistique des lois quantiques (supposant l’indétermination réelle des phénomènes élémentaires), il y avait d’autres phénomènes, encore inconnus certes, mais obéissant à des lois rationnelles et concevables. À cet espoir, on sait aussi que Von Neumann opposa un théorème montrant que seule une indétermination réelle pouvait rendre compte de faits observés et mesurés.
Tout cela est familier et a été vulgarisé vingt fois. On l’enseigne dans les cours de philosophie du bachot, on le cite en exemple de discussion scientifique. C’est même devenu la tarte à la crème de tout bavardage intellectuel ayant la science pour objet.
Eh bien, il va falloir trouver une autre tarte à la crème, et la tâche promet quelques difficultés.
Je vais essayer ici d’expliquer (pour autant que j’aie bien compris ce que quelques-uns de ses auteurs ont eux-mêmes tenté de me faire entendre) la nouvelle révolution en train de se faire en physique théorique.
Elle nous vient essentiellement d’Amérique et d’Angleterre, encore que deux Français, MM. d’Espagnat et Costa de Beauregard, y apportent une importante contribution peut-être par une voie différente. Sans doute Einstein et Bohr en seraient-ils tous deux bien étonnés, car, pour la résumer d’une phrase, il semble que la mécanique quantique (élaborée par Bohr et… abhorrée par Einstein) soit déductible de la relativité générale, suprême effort du génie d’Einstein, née il y a tout juste un demi-siècle, et délaissée tout ce temps en sommeil par la communauté des savants, presque unanimement sceptiques!
Citons d’abord quelques phrases-clés de John A. Wheeler, le prophète de cette révolution:
«L’espace-temps est un concept de validité limitée (…). Dans la Géométrodynamique quantique[1], il n’existe rien qui ressemble à une géométrie à trois dimensions (…). On peut dire que toute propagation se fait dans le surespace, non pas selon un processus spatial donné (…) mais par la somme des contributions d’une infinie variété de processus spatiaux (space histories)… Ces considérations, poursuit Wheeler, nous font voir que les concepts d’espace-temps et même de temps ne sont pas des idées premières, mais secondaires dans la structure de la physique théorique (nouvelle). Ces concepts d’espace et de temps sont valides dans l’approximation classique. Cependant ils n’ont ni signification ni application dans les circonstances où les effets de géométrodynamique quantique deviennent importants (c’est-à-dire, en fait, dans toute transition quantique, note d’A.M.): nous devons alors renoncer à cette vue de la nature selon laquelle tout événement passé, présent ou futur occupe sa position préordonnée dans un grand catalogue appelé «espace-temps». Il n’y a pas d’espace-temps, pas de temps, pas d’avant, pas d’après. La question de ce qui se produit ensuite n’a pas de sens. (Dans le domaine de la transition quantique les mots d’«événement» et d’«ordre chronologique des événements» sont dépourvus de signification.)
Ces idées, exprimées pour la première fois il y a exactement quinze ans, avaient alors une forme purement mathématique et n’attirèrent pas tout de suite l’attention. Mais quand les spécialistes en eurent bien saisi la portée (disons depuis trois ou quatre ans), les réflexions suscitées par la géométrodynamique quantique fusèrent dans tous les sens.
La première et la plus surprenante conséquence de la nouvelle théorie est que dans la région de la singularité quantique, le temps et l’espace cessent d’avoir cours. Citons ici les Anglais D. Bohm et B. A. Hiley: «Des systèmes éloignés peuvent garder une interconnexion forte et directe (directe, c’est-à-dire instantanée et non spatiale, note d’A.M). En d’autres termes, il existe (pour le potentiel quantique) une non-localité inhérente, telle que, si un changement est fait en un point du système, un changement instantané se produit dans toutes les parties du système»[2].
Les premières expériences destinées à vérifier des faits si attendus ont été réalisés à Berkeley par Holt et semblent confirmer les prévisions de Bohm. Je ne sais si le lecteur a parcouru ces lignes avec attention, mais si la nouvelle théorie est vraie, cela signifie que, derrière les indéterminations quantiques, ou plutôt au-dessous, les limitations relativistes attachées à la vitesse de la lumière n’existent plus. C’est-à-dire que, par exemple, on peut théoriquement, imaginer non seulement le voyage instantané dans l’espace, mais même le voyage dans le temps! (Ces spéculations ont été tout récemment avancées par Jack Sarfatti, du «Fundamental physics Seminar», à Berkeley). Il est vrai qu’on ne voit pas du tout comment faire apparaître macroscopiquement les propriétés fantasmagoriques du monde subquantique. Nick Herbert, un autre physicien de Berkeley, s’est attelé à cette tâche, et a déjà proposé six moyens théoriques, dont un seul à la vérité semble peut-être expérimentable.
Une certitude est à retenir de ces idées nouvelles, dont plusieurs sont sans doute un peu folles: c’est que la physique théorique vient d’amorcer l’exploration d’un monde jusqu’ici insoupçonnable, vraisemblablement plus riche encore que celui d’Einstein et de Planck auquel nous avaient familiarisé nos études, plus différent de ce monde-là que lui-même ne l’était de celui de Newton.
Comme, d’autre part, la «chasse au quark» vient enfin d’aboutir (à Stanford, dans le laboratoire du professeur Fairbank), peut-être ne faut-il pas s’étonner trop si les Américains ont abandonné leur projet de surgénérateur. Qui peut imaginer les technologies dont la nouvelle physique s’apprête à accoucher? Qui aurait pu en 1900 concevoir ce qui sort maintenant de nos usines et de nos laboratoires? C’est il y a trois quarts de siècle, il est vrai. Mais le temps maintenant va plus vite.■
Aimé Michel
Notes:
(1) C’est le nom du livre fondamental de Wheeler (et de la nouvelle théorie).
(2) Bohm D. et Hiley B. A. dans «Psycho-energetic Systems», 1, 1976, Gordon and Breach Science Publishers, Londres.
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Bibliographie:
■ Wheeler John A.: Geometrodynamics, Academic Press, New York 1962.
■ Wheeler et De Witt, C.: Batelle Rencontre 1967, Benjamin, New York, 1967.
■ The Physicist’s Conception of Nature, collectif, édité par J. Mehra, Reidel Publication, Amsterdam, 1974.