La nature, maîtresse d’esthétique
Chronique parue dans la revue Arts et Métiers de mai 1978
Socrate enseignait que seul l’utile est beau, et dans sa langue le mot sophia signifiait à la fois sagesse et métier. Ces Grecs en savaient décidément beaucoup.
Dans notre langue à nous, dans toutes nos langues modernes, même le chinois, il y a comme un paradoxe et même une contradiction dans l’expression «esthétique Industrielle». Certes Raymond Loewy nous a appris que «le laid se vend mal». Mais le mot «industrie», dans notre esprit évoque des machines, du bruit, de la pollution, des nuisances. Le temps est loin où le maître de forges édifiait son hôtel particulier au milieu des usines comme le paysan sa ferme parmi les champs. «Résidentiel» s’oppose à «industriel» dans la planification des urbanistes. L’homme de notre temps estime que deux heures par jour, ce n’est pas cher, payer pour être «chez soi», c’est-à-dire loin de son lieu de travail. Et quand il est «chez lui», il veut que sa machine à habiter, j’entends sa maison où l’on compte pour le moins une douzaine de moteurs électriques, soit si habilement déguisée que toute l’industrie sous-jacente reste camouflée derrière les apparences de la maison ancienne. Que de critiques (et qui méritent réflexion) ont suscitées les quelques tentatives de tout montrer, comme au palais Beaubourg ou à l’aérodrome Charles-de-Gaulle! Tentatives d’ailleurs trompeuses, car les architectes n’ont affecté de montrer certaines choses que pour mieux cacher celles que l’on ne peut décidément donner à voir.
Cependant la laideur industrielle n’est qu’un épisode historique, si l’on examine l’évolution de l’ingéniosité humaine. À quoi tend-elle en effet de plus en plus, grâce à l’électronique? À reproduire la nature. Non plus, comme naguère, à se camoufler derrière des déguisements imités des apparences naturelles, mais bien à imiter la nature, à inventer (quoique à une autre échelle) des mécanismes reproduisant les mécanismes naturels. Les mécanismes que la nature n’emploie pas, comme la roue, sont abandonnés aussitôt qu’on le peut. Non pour faire naturel, mais parce que les machines les plus parfaites sont celles de la nature, et qu’on retourne à la nature à mesure que l’on perfectionne, par pure et simple optimisation technologique. Ainsi la montre à cristaux ressemble plus à une plante que le vieil oignon de nos grands-pères. Elle retrouve par une autre voie les rythmes qu’étudie la biologie, et cette voie somme toute n’est pas très différente: dans l’un et l’autre cas tout fonctionne par déplacement d’électrons.
Peut-être faudrait-il se demander pourquoi les machines naturelles nous semblent belles: le papillon, la feuille, le cheval, liste aussi longue que celle des êtres vivants. C’est là une question philosophique qui conduit la réflexion vers d’étranges voies. Car dans ce papillon, le système digestif, admirable machine, est-il beau? Disséquée dans ses innombrables machines particulières et déposée sur une table Louis XIII, la plus belle fille du monde ne devient-elle pas un objet d’horreur? Ne semble-il pas à première vue que la nature elle aussi camoufle ses machines derrière une beauté toute extérieure?
À première vue, il semble bien qu’il en est ainsi. Mais cette constatation soulève un autre problème. Il y a une quinzaine de millions d’années, tout ce que nous voyons présentement dans la nature existait déjà, paré de cette même beauté que nous admirons. N’y manquait qu’un petit détail: notre regard qui juge de ce qui est beau et de ce qui ne l’est pas.
Déjà alors le mécanisme reproductif des plantes étalait le chatoiement multicolore de ses fleurs. Et le seul œil que ces fleurs attiraient était l’œil à facettes des insectes, totalement différent du nôtre, livrant à un cerveau minuscule une image qui, reconstruite par l’ingéniosité des naturalistes, nous paraît non seulement méconnaissable, mais indéchiffrable[1]. Cependant la fleur attirait l’insecte, chaque fleur à sa manière – que cependant nous trouvons régulièrement belle.
Si nous admettons que le parfum est une forme de beauté, le problème est encore plus déroutant: parmi les innombrables odeurs identifiées par l’odorat humain et qui comptent autant de puanteurs que de parfum, pourquoi la fleur «choisit»-elle toujours, pour attirer l’insecte, celles qui nous plaisent aussi? Ou ce qui revient au même, pourquoi les insectes pollinisateurs ont-ils toujours les mêmes goûts que nous[2]?
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Les affiches du métro, la publicité en couleurs des hebdomadaires, celles de la télévision s’efforcent de montrer tout ce qui se vend sous l’aspect le plus attrayant. Les spécialistes de la publicité, qui sont souvent aussi des professionnels de l’habillage industriel, savent que leur métier est subtil, complexe, soumis à des réflexes psychologiques à plusieurs niveaux, dont ils ont d’ailleurs à peine commencé l’exploration.
Mais sait-on que toutes ces subtilités et une infinité d’autres étaient déjà fonctionnelles il y a des dizaines de millions d’années chez les insectes et les poissons?
Le seul mimétisme des insectes est un véritable labyrinthe où se perdent les naturalistes (mimétismes batésien, müllerien, peckhamien, mertensein, aposématique, et combien d’autres?). Le papillon Thécla togama, par exemple, est déguisé en sa propre image dans le miroir. Ou plutôt, il comporte à la fois son image et son symétrique spéculaire, sans rien sacrifier à ce que nous appelons beauté. Si bien que quand il se pose, on voit une tête et des antennes à chacune de ses deux extrémités. Plus exactement, en raison des dessins de ses ailes, on voit d’abord une tête et des antennes, mais ce sont des postiches formés à l’extrémité postérieure de ses ailes, à environ une longueur de l’extrémité de son corps.
Le résultat de cette malice est que l’oiseau prédateur pique, pour le cueillir, là où la tête n’est pas. Mieux encore: jouant sur l’art que possède l’oiseau de foncer un peu en avant de la trajectoire que prendra l’insecte en s’envolant, il ne lui permet même pas d’effleurer la tête postiche, puisqu’il s’envole dans la direction opposée, celle de sa tête véritable. Inutile de préciser que l’illusion est combinée en fonction de la vision de l’oiseau: seul le regard humain exercé perçoit la tête véritable. J’ai sous les yeux une photo en couleurs de cet insecte machiavélique: quand j’ôte mes lunettes de presbyte, je ne vois qu’une tête, la fausse. L’oiseau n’est certes pas presbyte. Mais il accommode au moment de plonger, c’est-à-dire de loin, que la vraie tête est encore invisible. Et quand il arrive sur le papillon, son regard est hypermétrope! Voici un autre exemple presque exactement opposé à l’idée que nous nous faisons des rapports esthétiques entre l’insecte et la fleur.
La règle, c’est que l’insecte sent de loin le parfum, aperçoit l’éclat des pétales et se pose en leur centre pour y butiner. La mante religieuse africaine Idolum diabolicum connaît bien cette règle (le philosophe s’interrogera sans doute ici sur le sujet du verbe connaître). L’Idolum diabolicum, qui se nourrit de moucherons, est tout simplement déguisé en une magnifique fleur violette. Pour se mettre en chasse, il se laisse pendre dans une plante bien choisie et étale ses redoutables pinces, qui alors, non seulement deviennent une fleur, mais montrent sur cette même fleur un petit essaim de taches noires: des pseudo-moucherons déjà à pied d’œuvre. Naturellement le spectacle est irrésistible à tout vrai moucheron passant dans les parages, dont le sort est joué.
Dieu merci, l’homme est encore loin de ces prouesses. Pour «vendre» il n’utilise que les éléments les plus grossiers de l’esthétique. Nous nous félicitons de ses progrès. Mais s’il puise dans la nature et s’il parvient un jour à l’égaler, notre environnement deviendra fantasmagorie. Alors peut-être trouverons-nous reposant de voir tels qu’ils sont les produits de notre technique.■
Aimé Michel
Notes:
(1) Voir par exemple, du Pr Chauvin: Physiologie de l’insecte, et Physiologie de l’abeille (Masson).
(2) Il y a quelques exceptions. Certaines fleurs des forêts tropicales exhalent une odeur de charogne.