La lentille de Socrate
Chronique parue dans la revue Arts et Métiers de mars 1979
Vers la fin du XVIe ou au début du XVIIe siècle, un Hollandais, qu’on appellerait maintenant un ingénieur, invente la lunette dite de Galilée, et voilà l’histoire bouleversée. Jupiter laisse voir pour la première fois son système de satellites. Descartes découvre les lois de l’optique. La lunette un peu transformée devient microscope, et la biologie se met en marche. Newton formule la mécanique céleste.
Pour combien compte cette petite lunette dans le démarrage de la science expérimentale? Cinquante, quatre-vingts pour cent?
Les philosophes nous affirment que tout cela s’est produit «parce que les temps étaient venus». Les philosophes ne peuvent pas supporter l’idée que l’intervention d’un homme et celle du hasard soient parfois des causes historiques plus importantes que le déterminisme, si reposant pour l’esprit. Le physicien et l’ingénieur savent bien, eux, que l’usage du mot «déterminisme» est très incertain. Le mot «cause» a pour eux un sens limité, précis: quand on fait ceci, on a telle probabilité d’obtenir cela. Cela peut ne pas marcher, ou bien marcher autrement. Et il s’agit pour eux de phénomènes et d’objets physiques, en principe bien contrôlables! Alors, les événements historiques?
Ouvrant l’autre jour par hasard les Nuées, jouées par Aristophane aux Grandes Dyonisies de l’an 423 avant J. C, je tombe sur ce passage, dont j’avoue n’être pas encore revenu:
Strepsiade – N’as-tu jamais vu chez les droguistes cette pierre transparente avec laquelle ils allument le feu?
Socrate – Tu veux dire une lentille de cristal?
Strepsiade – Oui… Si, avec ce cristal, lorsque le greffier écrit ma condamnation, je me tenais un peu en arrière, que je l’expose au soleil et que fasse fondre toutes les lettres du procès-verbal!… Hop! Disparue, ma condamnation à cinq talents!
Ceci fut écrit il y a deux douzaines de siècles. Indiscutablement, il y est question d’une lentille convergente. Probablement imparfaite, avec un foyer un peu aberrant, mais enfin, donnant une image du Soleil. Tout le public athénien de cette année 423 savait de quoi parlait Aristophane. Dans ce public, il y avait d’éminents mathématiciens. Quelques-uns avaient peut-être une de ces lentilles dans sa poche. Est-il inimaginable que l’un deux l’ait considérée avec un peu plus d’attention? Qu’il ait compris ses propriétés? Qu’il ait cherché à les améliorer? Qu’il en ait mis deux bout à bout et découvert la lunette de Newton, plus facile à découvrir par hasard, en fait, que celle de Galilée? C’est alors, et non pas sous Henri IV, que le monde eût été bouleversé. Imagine-t-on cela, la science expérimentale commençant vingt siècles plus tôt?
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Y rêver, c’est faire de l’histoire-fiction. Les choses se sont passées autrement: point à la ligne.
Seulement, nous sommes toujours, nous sommes à chaque instant au bord de la fiction. Surtout maintenant. Combien y a-t-il de chercheurs dans le monde? Un million? Combien d’entre eux sont en train de chercher exactement à côté d’une nouveauté révolutionnaire qui leur apparaîtrait aussi clairement que ce livre sur mon bureau s’ils y portaient les yeux par hasard? On connaît l’exemple de la pénicilline, découverte mais non remarquée pendant vingt ans. Elle était là, sous les yeux de nombreux hommes méthodiques et sagaces, attendant la minute d’attention.
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Le lecteur a sans doute comme moi dans son classeur trois ou quatre évaluations des prochaines années établies par les futurologistes professionnels ou par des gens plus sérieux, comme ceux de nos Commissions à l’énergie. Presque toutes ces évaluations envisagent un approfondissement de ce que l’on appelle la «crise» de l’énergie vers 1985.
Mais d’abord et une fois de plus, est-il bien sûr qu’il s’agit d’une «crise», c’est-à-dire d’un moment passager de désordre et d’instabilité, comme une maladie? Ne serait-ce pas plutôt le premier signe d’un nouvel état économique, comme chez l’enfant la poussée du poil au menton et la mue de la voix? J’ai essayé maintes fois d’avancer cette hypothèse, fondée notamment sur un fait très grossier: la croissance américaine est beaucoup plus «lente» que celle de l’U.R.S.S., et pourtant l’avance américaine, le gap, ne cesse de s’élargir. Tout de même, il y a un paradoxe! Ne serait-ce pas que l’on évalue la croissance, le «gap», avec des mesures différentes, ou plus vraisemblablement encore que l’on use des mêmes mesures pour des réalités différentes?
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C’est cette dernière hypothèse qui a ma préférence, mais cela est une autre histoire. En ce moment même, des hommes (ingénieurs et physiciens) s’efforcent de tourner cette crise paradoxale à leur profit en faisant précisément ce que les Grecs qui possédaient la lentille n’ont pas fait: en cherchant à côté.
Les chercheurs du pétrole, en France, essaient un moyen de ranimer l’exploitation de forages «taris» après seulement 20% d’extraction. Il s’agit d’apprendre à traire mieux la vache à pétrole, qui souvent décide de tout garder dès qu’il ne lui reste plus que 80% de son précieux liquide. La méthode française, on le sait, consiste à perfuser de l’eau gazeuse dans la roche pétrolifère. On n’aurait certainement pas songé à cela avant 1974.
Voilà aussi qu’on apprend (de Haïfa, le 10 janvier dernier) que l’Institut israélien Technion a peut-être trouvé le moyen d’essorer les fameux schistes bitumineux en s’épargnant la seule méthode jusqu’ici connue, consistant à creuser des galeries, pulvériser et faire brûler pour recueillir l’énergie, opération qui aurait mis les schistes hors de prix (sans parler du gâchis). Les Israéliens disent avoir réussi à traire la vache schisteuse de son bitume avec un procédé utilisant le laser sans passer par toutes les opérations ci-dessus et donnant du fuel à des prix défiant toute concurrence. S’ils ne se vantent pas (d’après eux leur système commencera de fonctionner sur le terrain avant quatre ans), nous voilà en vue d’une nouvelle «crise», car les pays riches en schistes bitumineux ne sont pas les actuels pays pétroliers! Israël par exemple dispose de deux milliards de tonnes de réserve en fuel schisteux, et l’on sait que l’Amérique du Nord dispose de réserves colossales. L’économiste aura des raisons de se réjouir si les ingénieurs israéliens ne se trompent pas. L’ingénieur, lui, pensera aussi à ce petit détail: combien rapportera l’exploitation mondiale du brevet?
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Une dernière réflexion. Il est évident qu’on ne peut prévoir l’avenir qu’à partir de ce qu’on sait. Seulement, l’avenir, même proche, est fait aussi, et toujours, de ce que l’on ne sait pas encore. C’est pourquoi je n’ai jamais cru les prophètes de malheur. Un monde qui bouge dérange notre anxiété naturelle. Mais il donne toujours l’avantage à celui qui sait s’adapter. La prétendue crise n’est désastreuse que pour celui qui ne sait pas, ou ne veut pas s’adapter.■
Aimé Michel