La généralisation du cancer serait-elle le fruit des mutations de la société moderne?
Chronique parue dans France Catholique − N° 1300 – 12 novembre 1971
La généralisation du cancer serait-elle le fruit des mutations de la société moderne? C’est ce que semblent avoir démontré des chercheurs. Voilà un singulier signe des temps, qui ne va pas manquer de soulever des controverses passionnées.
Qui de nous n’a parfois pensé que la menaçante généralisation du cancer, observée depuis quelques décennies, pourrait être un signe des temps? Sombre pensée, certes, et aussi peu scientifique que possible, si la science est l’art de donner des réponses mesurables à des questions clairement posées. Mais interrogation angoissante néanmoins, dans la mesure où l’esprit le plus rationnel n’échappe pas aux angoisses mal formulables.
Voici pourtant un commencement de réponse. Je viens de la lire dans une remarquable communication de MM. R.-P. Dechambre et Ch. Gosse, publiée par la Revue du comportement animal que dirige notre ami Chauvin. Ces deux chercheurs travaillent au Laboratoire d’expérimentation animale de l’Institut Gustave-Roussy, à Villejuif.
Les mutations du criquet
Depuis une trentaine d’années spécialement depuis les travaux de Chauvin lui-même et d’Ouvarov sur les «effets physiologiques de groupe chez les criquets» l’attention des savants avait été attirée sur les modifications physiologiques subies par les animaux sociaux quand on agit sur leur environnement psychologique. Chauvin avait montré dans sa thèse de doctorat de 1941 que les changements physiques du criquet pèlerin déclenchant le réflexe migrateur étaient, précisément, d’origine psychologique: le corps du criquet sédentaire acquiert les adaptations qui en font un criquet pèlerin dès que certaines conditions sociales sont réunies.
Après lui et Grassé (1958), Weltman (1962), Bronson (1968), Martindale (1962) et d’autres avaient découvert des effets de même nature chez les souris, les rats de laboratoire et divers animaux. Dechambre et Gosse eurent donc l’idée de rechercher si des effets de groupe avaient une action quelconque sur l’évolution des tumeurs cancéreuses. Eh bien, il semble que la réponse à cette question soit «oui».
Le protocole expérimental décrit par les deux chercheurs français étudie l’évolution de tumeurs cancéreuses de divers types sur des souris quand on fait varier les conditions de leur environnement psychologique. On constate alors que les souris développent des tumeurs de plus grand volume lorsqu’elles sont isolées que quand elles sont groupées en cages de dix. Les différences ne sont pas dues à des facteurs physiques externes tels que la température, l’alimentation, l’infection, l’agitation, les bousculades. L’isolement agit directement sur la physiologie par influence psycho-sociale.
On constate que cette influence se manifeste par une hyperactivité des glandes surrénales, laquelle entraine une diminution du taux des anticorps, et, par voie de conséquence, une augmentation du nombre des cellules tumorales.
Les troubles du changement
En approfondissant la discussion de leurs résultats et en les comparant avec d’autres résultats déjà connus (mais ne concernant pas le cancer), les deux chercheurs ont pu montrer que ce n’est pas l’isolement pur se qui déclenche tout cela, mais le traumatisme psychologique consécutif au changement: des souris élevées seules voient leur activité surrénale exacerbée par la promiscuité. En définitive, ce n’est donc pas la solitude ni la promiscuité qui activent les tumeurs, mais bien le trouble psychologique résultant de l’un ou de l’autre, selon les accoutumances préalables. Les savants de l’institut Gustave-Roussy ont, par conséquent, raison d’écrire qu’ils ont fait «un premier pas dans la voie de la cancérologie psychosomatique expérimentales.»
Un signe des temps
Revenons alors à la question que nous posions plus haut: le cancer, signe des temps? Après la découverte de Dechambre et Gosse, cela ne saurait plus faire de doute, puisque tous les troubles de notre civilisation s’accompagnent d’une recrudescence des troubles psychiques. Je l’ai souligné au cours de précédentes chroniques: la fréquence des désordres et maladies de l’âme est en rapport avec la décomposition sociale, familiale, culturelle. Les chiffres le montrent dans tous les pays du monde. Il était déjà manifeste, au vu des statistiques psychiatriques, que notre civilisation cherche les progrès de l’âme où ils ne sont pas. Il est désormais évident que cette erreur n’est pas moins fatale au corps qu’à l’esprit. Et l’on ne voit guère ce qui pourrait provoquer un changement de cap.■
Aimé Michel