La crise de l’Art

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Le monde en marche – La société à l’épreuve

La crise de l’Art

Atlas – Air France n°88 – octobre 1973

 

Une compagnie de théâtre monte une pièce, la joue, tombe à plat. Jadis, on appelait cela un four. La compagnie n’avait plus qu’à changer de pièce, ou d’auteur, ou de style, jusqu’à ce que le public vienne.

Si la compagnie s’obstinait à monter des fours, elle faisait faillite. Son directeur, ayant démontré son incompétence (disait-on), n’avait plus qu’à se recycler dans une autre activité, ou à se montrer assez éloquent pour trouver un autre commanditaire. Les acteurs le repéraient, apprenaient les goûts du public, formaient peu à peu leur image de marque.

Un sérieux malentendu

Maintenant, quand une pièce tombe, on dit que c’est la crise du théâtre. Le curieux est que tous les théâtres ne sont pas en crise et que l’on fait toujours la queue à certains auteurs — Molière, Shakespeare, Beaumarchais, bien entendu, mais aussi des modernes: AnouiIh, Montherlant. Le provincial qui monte à Paris avec sa famille pour voir Tartuffe tombe sur des guichets fermés.

Le même malentendu s’observe dans tous les arts. En musique, en sculpture, en peinture. Il y a, nous affirme-t-on, une crise de l’art. Cependant, dans les salles de vente, les tableaux de maître atteignent des prix records. Les Renoir, les Van Gogh, les Rousseau, se vendent mille fois leur pesant d’or. On a pu dire que Picasso ou même Buffet contribuaient autant au produit national brut que les usines Renault: crise de l’art? Si les prix montent tant, c’est bien que la demande est fabuleuse. Et si la demande est fabuleuse, où est la crise?

J’ai proposé ailleurs, par façon de boutade, que l’on crée une Caisse de compensation en faveur des artistes rejetés par le public[1]. Cette caisse confisquerait les bénéfices des artistes ayant atteint le succès et les répartirait conformément au suffrage universel: moins on aurait de voix, plus on serait subventionné. On prendrait les droits d’auteur de Montherlant et de Anouilh et on les distribuerait à… Mais ne soyons pas méchants.

Cette plaisanterie m’a valu force horions: comment osez-vous, m’a-t-on dit, mesurer la qualité d’une œuvre d’art à son succès? Van Gogh, le douanier Rousseau et tant d’autres ne furent-ils pas des artistes maudits? Et que reste-t-il de Georges Ohnet, de Ludovic Halévy, de Casimir Delavigne, des peintres pompiers, de tant d’autres qu’on adula, qu’on couvrit d’or et qui ne valaient rien?

Voilà une excellente querelle, car elle nous oblige à nous demander ce qu’est une œuvre d’art.

La solitude du génie

Il est vrai qu’il y eut toujours des artistes maudits périssant de misère dans la solitude de leur génie.

Les raisons de cette tragédie ont été vingt fois analysées. Elles se résument en une seule: l’artiste maudit est un étranger dans son époque; ce qu’il exprime n’intéresse pas la foule, ou du moins cette mince partie de la foule qui tranche du succès ou de l’échec Le pauvre Van Gogh peignait un monde que l’on ne pouvait voir que dans la pauvreté, un monde de piétons et de clochards errant sur les routes; et, même si ce ce monde-là était en soi visible d’une diligence ou du haut d’un cheval, le nécessaire regard halluciné manquait aux bourgeois du XIXe pour voir ce que le peintre maudit montrait. Qui achetait des tableaux vers 1880? Comme toujours, ceux qui pouvaient les payer. Ceux-là appartenaient à un monde où les clochards sublimes n’entraient pas, où ils n’avaient pas leur place.

Cependant, quelques rares esprits admiraient Van Gogh. Pourquoi?

Parce qu’ils rejetaient le monde qui rejetait Van Gogh. Quand ce monde-là fut mort et qu’on en eut secoué la poussière, on se reconnut, par cela même, dans Van Gogh. Alors vint le succès. Trop tard pour l’artiste, mort fou, suicidé, intellectuellement assassiné.

On rêve d’un ministère de la Subvention rétroactive qui, disposant d’un machine à remonter le temps, distribuerait un peu de nos tiers provisionnels à Van Gogh et au douanier Rousseau. Quel beau rêve! Malheureusement, la machine à remonter le temps n’existe pas et c’est une fois et à jamais que Van Gogh a péri dans l’incompréhension et la misère. Nul ne peut plus rien changer à ce drame du génie persécuté par la bêtise.

C’est là que mes contradicteurs triomphent, ou du moins le croient-ils.

Les subventions vont aux barbouilleurs

«Certes, me disent-ils, Van Gogh est mort, mais il y a toujours des Van Gogh persécutés ou méconnus. Ils sont là, sous nos yeux, ces artistes rejetés par la foule et que l’avenir nous reprochera de n’avoir pas compris, mourant dans la solitude! Il ne faut plus de Van Gogh assassinés! Voilà pourquoi la subvention s’impose. La subvention aux artistes méconnus doit être le progrès de notre siècle sur les précédents. Nous avons un ministre des Affaires culturelles, il est doté d’un budget, et ce budget doit servir notamment à compenser l’incompréhension du public. Quand vous dites «Plus de subventions», vous assassinez rétrospectivement Van Gogh dans la personne des incompris de ce temps que seul le discernement d’un ministre éclairé peut sauver.»

Voilà ce que de nombreuses personnes m’ont écrit. Et non seulement elles ne m’ont pas convaincu, mais je pense, en répétant «Pas de subventions», être plus fidèle à Van Gogh, plus respectueux de son souvenir, plus attentif aux artistes méconnus qui, certainement, sont en train de mourir de faim et de désespoir tandis que j’écris ces lignes.

Car raisonnons. Supposons qu’il ait existé un ministre des Affaires culturelles du temps de Van Gogh et qu’on l’ait doté d’un budget de subventions aux peintres méconnus. Van Gogh est mort en 1893. Son œuvre s’étend de, disons 1873 à cette date. Le ministre en question aurait donc été nommé soit par le brave général Mac Manon («Que d’eau! Que d’eau!»), soit par Jules Grévy, soit par Sadi Carnot, soit par Casimir Perier. Je suis bien tranquille: les subventions seraient allées, toutes et sans exception, aux barbouilleurs de la peinture nouille, aux pompiers sur commande, bref, aux plus pâles épigones de la peinture à la mode de ce temps-là. Van Gogh n’en aurait rien vu.

Et ni Mac Mahon, ni Sadi Carnot, ni Casimir Perier n’y eussent rien pu faire: quand un artiste est méconnu, il est, par définition et irrémédiablement, exclu de tout bénéfice et de toute largesse. J’affirme, fort des leçons trois fois millénaires de l’histoire de l’Art, que toutes les subventions de notre actuel ministre des Affaires culturelles vont, par l’effet d’une mécanique inéluctable, aux pompiers et aux barbouilleurs d’œuvres nouilles de notre temps, à l’exclusion de tous les artistes que l’avenir nous accusera d’avoir méconnus qui, eux, sont par définition méprisés et exclus par les gens distingués siégeant dans les «Commissions culturelles».

Je m’étonne qu’une telle évidence ait besoin d’être démontrée. Je voudrais une fois rencontrer l’ingénieux inventeur du dispositif capable de déceler l’artiste méconnu! S’il est méconnu, c’est, je le crois modestement, qu’il est méconnu. S’il est rejeté, c’est, j’ai la faiblesse d’en être convaincu, qu’il est rejeté.

Mais, m’a-t-on aussi objecté, on peut vous citer de longues listes d’artistes de grand talent, peut-être de génie, que leurs pairs respectent et admirent et qui ne gagnent pas leur vie.

Tant de beauté, tant d’humanité

Je n’en doute pas, et même j’en suis certain. Une simple question: qu’appelez-vous «leurs pairs»? Voulez-vous parler des artistes de renom et choyés du public? Si oui (et je ne vois pas qui ce pourrait être d’autre), c’est donc que les méconnus dont vous parlez sont de la même famille qu’eux. Ce ne sont pas les «méconnus» de notre temps. Ce sont les invendus de l’actuel académisme. Ils constituent la frange invendable de nos styles nouilles. Ils ont leur exacte correspondance à l’époque de Van Gogh, mais non pas dans la personne de Van Gogh: dans celle des sous-Puvis de Chavannes, dont on n’ose même plus orner les cuisines bourgeoises, qui pourrissent dans les greniers et qui finissent aux Puces, où les peintres désargentés les rachètent pour la toile.

Je voudrais aller plus loin, essayer de comprendre la mission de l’artiste.

Il y a vingt-sept siècles, un pauvre paysan de Béotie eut un procès de succession avec son frère. Son frère soudoya les juges et l’emporta injustement. Voilà bien n’est-ce pas une histoire aussi vieille que dénuée d’intérêt. Tout en gardant ses chèvres, le paysan fit de son chagrin un poème qu’il s’en alla réciter dans les foires. Le paysan béotien s’appelait Hésiode, et son poème les Travaux et les Jours. Je viens de le relire et le cœur me bat. Tant de beauté, tant de profonde humanité dans un chant inspiré par une si vieille chicane paysanne! Hésiode, comme le plus moderne de nos artistes, s’exprime dans ces vers archaïques, les plus anciens du monde occidental avec ceux de l’Iliade et de l’Odyssée. Mais s’exprimer, qu’est-ce que cela veut dire? Cela veut dire se faire entendre. Faut-il qu’Hésiode ait visé profond pour se faire entendre encore des hommes du XXe siècle! Faut-il qu’il ait su «s’exprimer»!

Atteindre l’éternel

Comment s’y prit-il? Flattait-il bassement le public de son temps? Oh non! si peu que, ce public mort depuis 2700 ans, le petit paysan grec sait encore trouver notre cœur et le faire frémir. Simplement, il vit l’éternité qui était en lui. Mais voilà une simplicité qui n’est pas facile. Voilà l’art véritable.

Pensant à Hésiode — et à Homère, et à Shakespeare, et à Villon, et à tant d’autres — je serais enclin à dire que l’artiste incompris n’existe pas. S’il est incompris, c’est qu’il n’a pas su atteindre l’éternel, c’est qu’il n’est pas artiste, c’est qu’il se trompe sur lui-même et qu’il veut nous abuser. Car l’artiste étant celui qui s’exprime, son art ne vaut rien, son art ne parvient même pas à l’existence s’il n’est pas entendu.

Si votre langage est le mien…

Mais dire cela, c’est contredire à toutes les rengaines de ce temps. Et en particulier à celle qui veut que l’artiste invente d’abord son langage personnel. Qu’est-ce qu’un langage fait pour celui qui parle? Si vous voulez parler tout seul, ne vous plaignez pas de n’être pas compris. Je ne vous connais pas, je ne vous demande rien. Si vous voulez que je vous comprenne et vous aime, c’est ma langue à moi que vous devez parler non la vôtre.

Une vache beuglait. Elle avait perdu son veau. C’était bouleversant. Hélas, la vache seule le savait, car je ne beugle pas.■

Aimé Michel

Note:

(1) La France Catholique, 22 juin 1973.

 

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