La conscience et le groupe

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La conscience et le groupe

Chronique parue dans France Catholique − N° 1284 – 23 juillet 1971

 

«Quand ton esclave commence à être trop vieux pour travailler, disait le bon Caton, modèle de vertu romaine, conduis-le au marché et vends-le.» Que devient le vieil esclave séparé de sa famille, si elle n’a pas été elle aussi préalablement vendue? Le bon Caton ne le dit pas. Son but, en donnant ce conseil, n’est que d’établir une raisonnable économie familiale. Pendant des siècles, le monde romain lut les préceptes de Caton, en louant son bon sens et sa vertu. Puis d’autres siècles passent, les sentiments de l’Évangile se répandent et même les non-chrétiens trouvent maintenant la «vertu» catonienne abominable.

L’habitude est une seconde nature

N’avaient-ils donc pas de cœur ces hommes en tout semblables à nous qui, pendant si longtemps, ont considéré d’un œil indifférent ce qui nous fait horreur? Avant de supposer, peut-être devrions-nous nous interroger sur la place réelle qu’occupent dans notre cœur à nous les horreurs du Pakistan.

La vérité, c’est que l’habitude est une seconde nature. Les préceptes moraux sont une chose, les sentiments en sont une autre – même quand les préceptes de l’Évangile furent devenus familiers à tout le monde, l’indifférence à la douleur d’autrui persista tant que le conformisme fut à l’indifférence. En fait, le conformisme est le plus puissant de nos moteurs sociaux. Comme le dit drôlement Jérôme Gauthier, l’homme ne recule jamais à se faire mouton pour hurler avec les loups. Voici une série d’expériences faites récemment par des psychologues et qui montrent jusqu’où peut aller notre docilité à la pression de groupe.

L’Américain S. Asch prend une dizaine de ses étudiants et leur demande de jouer discrètement les compères dans le test qu’il se propose de faire passer à ses autres étudiants. Chacun de ces derniers, testé séparément, arrive dans le laboratoire et y trouve les dix compères, qu’il croit dans la même situation que lui. Les compères, cependant, se débrouillent pour ne lui laisser que le bout de la table.

Tout le monde s’assied et l’épreuve commence. Asch suspend au mur deux tableaux représentant respectivement, celui de gauche une simple ligne verticale et celui de droite trois lignes verticales. Le problème, explique Asch à son auditoire, consiste à deviner laquelle des trois lignes du tableau de droite a même longueur que la ligne du tableau de gauche. La solution, quoique ne sautant pas aux yeux (les lignes n’ont pas la même épaisseur, ce qui, d’abord, trouble un peu le jugement), ne peut faire l’ombre d’un doute une ligne de droite, et une seule, est de même longueur que la ligne de gauche.

Les étudiants ont le droit de discuter. Ils discutent donc, puis Asch les invite à se prononcer l’un après l’autre, en commençant par le haut de la table opposé à celui où est assis l’étudiant qui fait l’objet du test. Chacun désigne la ligne de droite qu’il affirme être identique à la ligne de gauche. L’ordre étant ce qu’il est, c’est donc l’étudiant testé qui se prononce en dernier lieu. Cela fait, on recommence un autre test identique. On recommence 18 fois, avec des figures différentes, la solution étant toujours facile et relativement évidente. Après quoi, tout le monde est renvoyé et Asch compte les coups au but.

Seulement, grâce à la complicité de ses compères, l’épreuve a été truquée. Il a été en effet entendu que lors des deux premiers tests les compères se prononceraient en leur âme et conscience, mais que dans 12 autres tests convenus d’avance (sur 18) ils choisiraient une solution fausse, tous la même. Dès lors, mettons-nous à la place de l’étudiant testé. Il commence par passer deux épreuves montrant sa parfaite conformité de jugement avec ses dix camarades.

Docilité au groupe

À la troisième épreuve, les dix camarades (qui continuent d’être d’accord entre eux) se trouvent soudain en désaccord avec lui, un désaccord que même la discussion ne fait pas disparaître. Et cela se reproduira ensuite deux fois sur trois jusqu’à la fin de l’expérience. Que fera-t-il? Comment se prononcera-t-il finalement? À qui et à quoi fera-t-il confiance? À sa première impression ou bien au jugement du groupe?

Les résultats sont très édifiants. Ils montrent que dans 37% des cas, en moyenne, l’étudiant testé fait confiance au jugement du groupe plus qu’au sien. Certains sont plus conformistes, d’autres moins, mais exceptionnels sont ceux qui ne tiennent aucun compte de l’opinion ambiante. La docilité augmente avec la solitude sujet et le nombre de ceux qui s’opposent à lui. Il suffit que deux sujets (contre 10) se trouvent d’accord pour que le nombre de leurs erreurs diminue de moitié.

Un sujet isolé arrive à son maximum d’erreurs dès qu’il se trouve opposé à quatre ou cinq membres de son groupe. Même quand il refuse de reconnaître pour vraie une erreur manifeste, il est très malheureux et inquiet de son dissentiment. J’ai sous les yeux une photo prise lors d’une expérience de ce genre. L’étudiant testé est en train de se prononcer. Son visage hagard exprime un profond désarroi.

Ne pas avoir raison tout seul

 

Depuis les premières expériences de S. Asch[1], ces résultats ont été confirmés dans les pays les plus divers (Brésil, Liban, Rhodésie, Chine nationaliste)[2]. Ils permettent de mesurer la malléabilité humaine. Ils expliquent, en particulier, ce que l’on appelle la «bonne conscience»: ce que je fais est sûrement bien, ce je pense est sûrement vrai, puisque mon groupe social le fait. Sic Roma facta est, comme aurait pu dire Caton. Cette expérience de S. Asch n’est pas sans rappeler celle de S. Milgram, dont on a beaucoup reparlé ces derniers temps à la suite d’une émission de télévision qui en reprenait le principe. Ce n’est pas par accident. En effet, Stanley Milgram (né et mort à New York, 1933-1984), fut l’étudiant en thèse de Solomon Ach à l’université de Harvard de 1954 à 1960. Considéré comme l’un des psychologues les plus importants du XXe siècle, Milgram fit, à l’université de Yale de 1960 à 1963, les expériences sur la soumission à l’autorité qui le rendirent célèbre.

En voici le principe. Sous couvert d’étudier l’efficacité de la punition dans l’apprentissage, le sujet est censé appliqué des décharges électriques d’intensité croissante à l’élève en cas d’erreur de celui-ci. L’élève est en réalité un acteur qui simule des réactions de souffrance: il gémit à 75 volts, se plaint de la douleur à 120V, hurle à 135V, supplie qu’on le libère à 150V, lance un cri violent à 270V, enfin annonce qu’il ne répondra plus à 300V. Dans la majorité des cas le sujet hésite dès 150V mais l’expérimentateur le rassure en lui disant qu’il ne sera pas tenu pour responsable des conséquences puis, si le sujet menace d’arrêter l’expérience, lui demande de continuer. L’expérience s’arrête à la 4e intervention de l’expérimentateur ou lorsque le sujet a infligé 3 fois la décharge maximum (450V).

Lors des premières expériences 25 des 40 sujets appliquèrent à trois reprises les chocs de 450V. Tous les participants atteignirent les 135V et la moyenne des chocs maximaux fut de 360V. Tous s’interrompirent pour questionner l’expérimentateur et beaucoup manifestèrent une nervosité extrême. Milgram répéta l’expérience 19 fois (636 sujets au total) avec des variantes de manière à analyser les facteurs en jeu. Il en conclut que les résultats ne s’expliquaient pas par l’agressivité des sujets mais par leur soumission à l’autorité. Ces expériences surprenantes, confirmées dans de nombreux autres pays par la suite, provoquèrent un vif débat chez les psychologues et dans l’opinion publique. On leur reprocha notamment d’être fondées sur un mensonge, si bien qu’en 1962 l’adhésion de Milgram à l’Association américaine de psychologie fut suspendue.■

Aimé Michel

Notes:

(1) Scientific American: 1955, nov., vol. 1993, pp. 31-35.

(2) J. Whittaker et R. Meade: Social pressure in the modification and distorsion judgement: a cross cultural study (International Journal of Psychology, 1967, vol. 2, p. 109).

 

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