La Chine entre en lice
Préface au livre de Shi Bo, La Chine et les extra-terrestres (Mercure de France, 1983)

Supposez, n’importe où dans l’Est, qu’un simple citoyen, désireux de collecter des informations sur un sujet mal vu de l’orthodoxie, entreprenne de constituer un réseau de renseignements ayant des correspondants à travers tout le pays. Supposez qu’il recrute ces correspondants dans tous les milieux de la société: simples gens du peuple, mais aussi membres du Parti, hommes de sciences, militaires, professeurs, et que pour couronner le tout il intègre dans son réseau des correspondants étrangers, que dis-je! américains, autant dire des suppôts du Grand Satan: que pensez-vous qu’il arrivera?
Ce qu’il arrivera, nous le savons. Le simple citoyen se retrouvera derrière les barbelés ou au cabanon avant d’avoir réalisé le quart de l’affreux programme résumé ci-dessus. Un réseau de renseignements privé, songez-y, monté à temps perdu par un journaliste!
C’est pourtant ce qu’a fait à Pékin M. Shi Bo, dont j’ai le grand honneur de présenter ici le livre attestant que l’affreux programme a été réalisé, et qu’il marche très bien.
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Précisons mieux.
M. Shi Bo naît à Shanghai en 1941. En 1965, il est diplômé de l’Institut de diplomatie, à Pékin. Il se met à faire du journalisme, et bientôt découvre que d’étranges rumeurs se manifestent çà et là dans son immense pays sur certaines «apparitions» dont la science ne parle pas. Il enquête, et le voilà engagé dans les activités que je viens de décrire, y compris un échange de correspondance avec des étrangers.
Vient l’éviction de la Bande des Quatre, grande célébration marquant que la Chine tourne une page (peut-être est-ce à ce moment-là que M. Shi Bo prend ses contacts à l’étranger, et notamment avec M. Jean Bastide, auteur d’un livre remarqué sur la symbolique des OVNI). Quoi qu’il en soit, grâce à M. Bastide, M. Shi Bo écrit à Mme Simone Gallimard le 20 février 1982. Dans un français presque parfait, il lui fait part de son projet d’écrire un livre sur les OVNI en Chine. Mme Gallimard se montrant intéressée, M. Shi Bo lui annonce le 15 mars son manuscrit pour la fin du mois de juin: trois cents pages environ, quatre principaux chapitres, des photos et des dessins.
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Bon, dira-t-on, un livre chinois sur les OVNI, et après? Patience. Le manuscrit arrive dans les délais promis. Première performance hors du commun: en quelques mois, M. Shi Bo a écrit, directement en français, un maître document sur la question, une étude qui, dans ce domaine, fera date. C’est, en matière d’OVNI, une entrée digne en tous points du formidable pays qui l’a produite. Le livre que l’on va lire n’a subi que des corrections généralement mineures. L’éditeur a voulu lui garder son parfum originel, et je crois qu’on aurait perdu une part de sa précieuse singularité en le transformant en un livre français. C’est un livre chinois, pensé en chinois, écrit en trois mois en français par un Chinois qui n’a jamais vu que sa Chine natale.
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Les notes de l’éditeur en bas de page ne sont pas, bien sûr, de M. Shi Bo, et c’est peut-être ici le lieu de s’interroger sur le contenu du mot liberté dans le monde en cette fin de siècle. L’auteur de ces notes est un scientifique français de renom, peu soucieux de compromettre ce renom dans les querelles venimeuses et personnelles à quoi tourne infailliblement en Occident toute discussion sur un sujet rejeté par le consensus détenteur de l’Orthodoxie.
Je ne discute pas s’il faut une orthodoxie en sciences. Le sujet a été maintes fois délibéré, depuis Berkeley qui, dès le XVIIe siècle, exposait les raisons de rejeter tout fait singulier contredisant la théorie, jusqu’à Popper et Kuhn. Le lecteur constatera que, lorsqu’ils font de la science à l’occidentale, les Chinois ne diffèrent pas de nous sur ce point: là-bas aussi, il y a des hommes de sciences qui redoutent l’orthodoxie sectaire de leurs collègues. Mais il y a une différence fondamentale: c’est que (du moins à notre connaissance) il n’existe pas de Lyssenko chinois. On ne met certes pas en prison en France ceux qui pensent «mal» scientifiquement. Mais on n’a pas la preuve que, s’il existait ici une orthodoxie politique toute-puissante comme en Chine, elle ne servirait pas de bras séculier à l’orthodoxie scientifique. On a même, hélas, la présomption que de petits Lyssenkos se mettraient sur-le-champ à chasser les sorcières si une orthodoxie politique leur en donnait le pouvoir: remember Galilée. Dans la Chine actuelle, gouvernée par le parti communiste chinois, le sectarisme existe peut-être en sciences, mais le Parti préserve la liberté de la recherche. J’en ai eu par hasard une autre preuve récemment (octobre 1982): des membres de l’Institut de recherche sur les Hautes Énergies (il s’agit là de physique pure, s’il en est) s’intéressent librement à la parapsychologie, domaine lui aussi sévèrement condamné par l’orthodoxie scientifique, tant chinoise qu’occidentale. Non seulement le Parti tolère cette liberté, mais on verra ici qu’en ce qui concerne les OVNI, il l’encourage! On me permettra de trouver cela miraculeux. Si toutefois l’on connaît un peu l’histoire de la Chine, on incline à attribuer le miracle à un caractère presque constant de ce grand peuple. Depuis des milliers d’années, les sectes philosophiques se livrent avec acharnement à des controverses où le pouvoir n’intervient de façon rigide et dogmatique qu’exceptionnellement, tant que le politique n’est pas en jeu. On sait d’ailleurs combien ce libéralisme du pouvoir politique chinois en matière d’idées fut utilisé par nos philosophes des Lumières, au XVIIIe siècle, non sans l’interpréter à leur façon.
Dans un tel contexte, le livre de M. Shi Bo nous invite à un sévère examen de conscience sur le point où nous nous targuons le plus complaisamment de donner des leçons aux autres: celui de la liberté de penser. Beau sujet d’étude: comment les Chinois s’y prennent-ils pour protéger leur tout-puissant pouvoir politique de l’accaparement par toutes sortes d’orthodoxies non politiques?
Pour en finir sur ce point, reconnaissons qu’il est une autre interprétation possible de cette apparente liberté dont jouit M. Shi Bo en Chine pour diffuser, sans contrainte, l’information sur les OVNI: ne pourrait-il s’agir, de la part des autorités politiques chinoises, d’une volonté délibérée de préparer l’opinion? En Occident comme en U.R.S.S., l’existence des OVNI est officiellement non reconnue. Mais, aux plus hauts niveaux politiques et militaires, ne sait-on pas à quoi s’en tenir? Dans cette hypothèse, le pouvoir politique chinois, qui lui aussi saurait à quoi s’en tenir, n’aurait-il pas décidé unilatéralement de rompre cette conspiration du silence, assuré qu’il est de ne jamais devoir perdre la face en faisant un tel choix?
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Attachons-nous maintenant plus précisément au sujet du livre. Tout lecteur un peu informé ne manquera pas de faire plusieurs remarques:
1) M. Shi Bo semble assez bien au courant de la littérature étrangère sur les OVNI, mais le peuple chinois, lui, l’est incontestablement fort mal — ceci étant vrai au moins jusqu’à une date récente. La preuve en est que d’innombrables témoins chinois d’OVNI ont rapporté à l’auteur qu’à l’époque où ils firent leur observation, ils ignoraient tout des OVNI, et jusqu’à leur existence! Cette ignorance remonte parfois à une date aussi proche que celle de la dernière «révolution culturelle». Par ailleurs, M. Shi Bo a introduit dans son manuscrit plusieurs chapitres traitant des observations du Yéti en Chine (chapitres que l’éditeur s’est vu contraint de supprimer pour d’évidentes raisons d’unité et de concision de l’ouvrage). Il s’agit là d’un surprenant mélange, d’autant plus surprenant que l’auteur ne fait manifestement aucune confusion entre les deux sujets. Mais, quoi qu’il en soit, il apparaît bien, à la lecture du manuscrit, que Yéti comme OVNI, tels qu’ils sont ressentis par les Chinois, sont des problèmes nés sur le sol chinois, qui ne doivent rien à la «rumeur» internationale. En Occident, en effet, il y a deux «rumeurs», qui donnent lieu depuis des dizaines d’années à deux familles de livres qui ne se mélangent pas. Les deux rumeurs ne se rencontrent que dans quelques articles sans lendemain, connus des seuls curieux, et développant des spéculations dont on ne trouve aucune trace dans le livre de M. Shi Bo.
2) Cependant (et ceci est capital), la phénoménologie, ou fantasmagorie, comme on voudra, des OVNI chinois reproduit très exactement et jusque dans le détail saugrenu ce qui se raconte dans le reste du monde. Les descriptions recueillies en Chine aux sources les plus indiscutables sont identiques à celles du reste du monde, et indépendantes d’elles. Voilà un fait massif, stupéfiant, dont il faudra désormais tenir compte, non sans se rappeler toujours combien la Chine est différente, singulière, unique, plus assimilatrice des modes étrangères qu’assimilée par elles, et quasiment nourrie de sa seule et immense culture – l’Empire du Milieu. Que le lecteur se rappelle ou étudie nos sinologues: Maspero, Granet, et maintenant Claude Larre, Jacques Gernet, et qu’il s’interroge: comment la soucoupe volante, si elle n’a pas une existence physique intrinsèque, a-t-elle pu naître et se développer dans cette autre planète appelée Chine exactement comme en Europe, en Amérique et ailleurs?
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En Occident on a assisté à une sorte de «pourrissement» du problème, peut-être explicable par la bêtise exhibitionniste de notre culture, tenue de toujours en rajouter sous peine de crever. Quelle que soit la cause de ce pourrissement, on est ici plus éloigné que jamais de savoir de quoi l’on parle, quoique, ne l’oublions pas, le phénomène OVNI, quel qu’il soit, continue de se manifester et d’évoluer. Il sera intéressant de voir si le même processus se développe aussi dans les tréfonds inaccessibles de l’antique campagne chinoise. Si oui, je serai tenté de dire que décidément notre fin de siècle doit être livrée à l’exorciste – puisqu’il n’y a plus de psychiatres, nous dit-on. Non que je tienne l’OVNI pour un cauchemar collectif, bien au contraire. Mais parce qu’il serait accablant qu’après quarante ans de réflexion sur cet énorme je-ne-sais-quoi, il persiste à devenir toujours plus énorme, comme un cancer, sans cesser d’être un je-ne-sais-quoi.
Nous verrons bien. Voici en tout cas une promesse: l’infinie patience de la Chine, son ingéniosité, son intelligence incomparables, sa prudence, sa passion du concret, grâce à M. Shi Bo et à ses amis, ont commencé d’affronter le je-ne-sais-quoi. Et alors, oui, nous verrons bien.■
Aimé Michel