Jean-Paul Sartre au berceau ou comment fabriquer un contestataire
Chronique parue dans France Catholique − N° 1294 – 1er octobre 1971
En lisant l’excellente revue savante canadienne Critère, je tombe sur ceci[1], qu’on me permettra de trouver réjouissant: «On constate, suivant les travaux de Piaget, que la genèse des concepts moraux de l’enfant subit un ordre chronologique et que cette genèse peut être affectée par des variables biologiques et socio-culturelles […]. Des travaux psychologiques et psychanalytiques indiquent la genèse du concept d’autorité chez l’enfant et l’adolescent: leur attitude en face de l’autorité incarnée ou exigée par l’ordre social ou la loi en est directement tributaire. Pour ne citer qu’un exemple anecdotique, David Riesman notait que le rejet d’autorité des jeunes contestataires des années 70 est le fait de ceux qui furent levés du berceau dès qu’ils commençaient de pleurer… Ils ne peuvent donc tolérer aucune frustration, accepter aucun délai pour obtenir satisfaction.»
Une consolation éphémère
Bonnes gens, qui dans les périodiques à la mode nous fatiguez d’analyses filandreuses sur les fondements métaphysiques de la contestation, que n’appliquez-vous plutôt la règle d’or du subtil M. Disymède: chercher d’abord les faits et philosopher après. La Nausée de Sartre et les pamphlets de Marcuse sont sûrement très éloquents. Mais enfin, ils expriment d’abord une circonstance historique très antérieure à leur explosion dans le ciel serein de la littérature bourgeoise: à savoir que quand le petit Jean-Paul braillait dans son berceau vers les années 1905, sa maman, au lieu de le laisser faire virilement sa voix, s’empressait de le prendre dans ses bras pour le consoler.
Voilà pourquoi, soixante-cinq ans plus tard, on peut voir un prix Nobel de littérature vendre dans la rue l’Idiot international. On me laissa, quant à moi, brailler tout mon saoul. Voilà pourquoi, sans doute, j’écris ces lignes.
Je ne sais si la découverte de David Riesman a été attestée par d’autres chercheurs. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est conforme à tout ce que l’on sait par ailleurs de la naissance du réflexe conditionné, de la formation précoce et indélébile des structures mentales et de l’apparition programmée des concepts chez l’enfant.
Le cerveau du nouveau-né n’est pas un cerveau d’adulte dans lequel il n’y aurait rien. D’abord parce qu’il y a déjà quelque chose en lui, même du point de vue strictement psychique: des expériences faites par les élèves du professeur Jouvet à Lyon montrent que le nouveau-né et même le fœtus à terme rêvent. Ensuite, parce que ce cerveau ne fonctionne que dans la mesure où cela est nécessaire à un corps de nouveau-né. Il faut ici se référer à Piaget[2] et à sa classification des types successifs d’activité psychique chez l’enfant: sensorimotrice jusqu’à dix-huit mois, préopératrice à deux ans, intuitive à quatre, et ainsi de suite. La notion de nombre, par exemple, ne peut en aucune façon pénétrer dans la pensée d’un bébé de deux ans[3]. Non pas tant parce que c’est une idée «difficile» que parce que les conditions physiologiques de la numération sont apparemment absentes du cerveau à ce stade de la vie. Si le cerveau est un ordinateur, disons que sa mise en marche se fait secteur par secteur, selon le programme de la croissance, à mesure que le corps, en grandissant, requiert le fonctionnement d’un secteur, puis d’un autre. L’ordre de mise en marche est d’ailleurs celui de la paléontologie qu’il récapitule, selon la formule fameuse: c’est-à-dire que le psychisme du nouveau-né traverse en quelques dizaines de mois et dans le même ordre tous les niveaux traversés au cours des millions d’années par nos ancêtres animaux.
Quand les théologiens fixaient l’«âge de raison» à sept ans, ils anticipaient sur les constats de Piaget qui date à cet âge les premières opérations «concrètes» (dans sa terminologie) , c’est-à-dire la classification, la sériation, bref l’intelligence abstraite.
Apprendre à crier
Penchons-nous maintenant (avec respect, car il aura le Nobel et les éditoriaux de l’Idiot international) sur le berceau du petit Jean-Paul en train de faire vaillamment son devoir de nouveau-né, c’est-à-dire de brailler. À ce moment (voir Piaget), il ne réagit qu’à quelques stimulus très simples: faim, pas faim, soif, pas soif, chaud, froid, mouvement, immobilité. Ses réactions aussi sont simples: il dort ou non, et quand il veille ou bien il se tait, ou bien il braille.
Très vite, et ce sera même sa première acquisition, il remarquera que l’un de ses comportements (les cris) peut modifier l’environnement qu’il subit, provoquer l’apparition d’un stimulus, ou, au contraire, l’éloigner. Ou plutôt, il ne «remarque» rien, car ce n’est pas encore de son âge, mais une relation s’établit chez lui, par conditionnement, entre ses cris et les modifications ambiantes: quand je crie, la faim (ou l’immobilité) disparaît: j’apprends donc à crier pour modifier l’environnement, exactement comme j’apprends à me servir de ma main pour prendre.
Mais le deuxième enseignement est normalement celui-ci: quand je crie, parfois, il ne se passe rien. Plus tard, quand je serai grand, je comprendrai pourquoi: c’est que ma maman ne cédait pas à mon caprice de crier pour me faire prendre. Je ne comprends pas encore, mais j’apprends quelque chose de capital: c’est qu’il ne suffit pas de crier pour automatiquement changer les choses. Certains changements sont à attendre non des autres, mais de moi.
Un demi-siècle se passe, et le petit Jean-Paul n’est pas encore revenu de sa funeste et précoce erreur: il persiste à croire qu’il suffit de changer la société pour faire le bonheur des gens.
Eh bien! tant mieux, tant mieux: cela nous fait de la belle littérature. Mais de là à prendre au sérieux ce touchant souvenir d’enfance…■
Aimé Michel
Notes:
(1) Critère, revue publiée par un groupe de professeurs du collège Ahuntsic (Université de Montréal), 9155, rue Saint-Hubert, Montréal 353e: Ordre social, socialisation et criminalité, par Denis Szabo, directeur du Centre international de criminologie comparée (p. 118 et suivantes).
(2) Jean Piaget: La Naissance de l’intelligence chez l’enfant (Delachaux et Niestlé).
(3) Il y a des exceptions, mais rarissimes et tenues pour prodigieuses. Le petit Heinrick Heineckein, né à Lubeck en 1721, parlait à 10 mois, étudiait à 15 mois, apprenait le latin à 2 ans… et mourait à 4 ans et demi (cf. Robert Tocquet: Les Hommes phénomènes, Productions de Paris, Paris, 1961).