Il n’était pas une légende
Fiction n°298 – février 1979
Quand on m’a téléphoné qu’il était mort et comment, le 23 novembre, je n’ai pas eu de chagrin: voilà, voilà, il réalisait enfin le rêve de sa vie, visiter un vrai monde parallèle. Et ses derniers moments montraient tant de lucidité et de courage, tant de fidélité au plus haut de son âme que c’était une leçon pour nous: il était rentré chez lui le soir après une journée de travail, il avait recommandé qu’on lui foute la paix, il s’était couché, et il avait regardé venir, sûrement «avec une intense curiosité» (selon un mot qu’il citait souvent de Lord Halifax). Alors, pourquoi pleurer?
Mais, les semaines ont passé. Et je me dis: comment? Jamais plus? Jamais plus je ne le verrai lire un livre difficile en langue improbable et en vingt minutes (car il lisait toutes les langues européennes «sauf le hongrois et le finnois») tout en s’envoyant de petits coups de règle sur la tête («ça aide»), et en parlant d’autre chose sans perdre aucun fil? Jamais plus ces discussions uniques qui laissaient les plus habitués pantois, car il avait des connaissances approfondies sur tout, et aussi des théories joyeuses contradictoires et farfelues, certes, «mais pas plus que n’importe quel compte rendu de l’Académie des Sciences»? Jamais plus ce rire sarcastique, cette effervescence de bonnes histoires inédites?
Et tenez, tout cela, à la rigueur, je m’en passerais, à mon âge. Mais (j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire) Bergier n’est pas seulement l’un des plus prodigieux cerveaux que j’aie connus, comme on dit dans une autre revue: il est aussi l’être le plus pur, le plus innocent, le plus enfantin, le plus généreux, le plus incapable de méchanceté. Je viens d’écrire «il est». C’est que, «rien que dans la physique de l’eau, oui, H2O, ou dans la table périodique des éléments, il y a des choses bien plus déconnantes que dans l’hypothèse de la survie.» (Ce qui est aussi mon avis). Bref, quoi, je ne crois pas à la mort de Jacques Bergier. Il doit y avoir au moins quelques appelez-ça-comme-vous-voudrez pour qui la mort est un épisode mineur. Je crois dur comme fer que je reverrai Bergier ailleurs. Le contraire, quand on a connu cet irremplaçable makes no sense, mes enfants. Prenez-ça-comme-vous-voudrez. À moi, cela tempère mon chagrin, quoique pas beaucoup.
Vous êtes plus calés que moi pour décider s’il fut le meilleur connaisseur de SF de son temps. J’ai rencontré bien trois ou quatre types qui affirmaient en savoir plus. Cela m’épata un peu, mais c’est possible, et je m’en fous.
Ce que je sais, c’est que pendant des décennies, il n’a pas passé un jour sans lancer trois ou quatre idées abracadabrantes, généralement en contradiction avec celles de la veille, trois ou quatre bonnes histoires inédites, et des quolibets à la pelle, le plus souvent à sa propre adresse («pas absolument nécessaire d’être dingue pour faire Planète, mais ça aide», et je pourrais passer ce qui me reste à vivre à publier une bibliothèque de Bergieriana).
Ce que je sais, encore, c’est que ce type unique, qui a beaucoup écrit, n’a jamais écrit. Quand un éditeur l’avait embêté assez longtemps et que le percepteur le talonnait (ou l’un de ses nombreux tapeurs), il dictait à fond de train «son livre du jour», puis le relisait à la même vitesse que les livres des autres et ne voulait plus en entendre parler – sauf à aller lui-même à la T.V. pour dire généralement le contraire de ce qu’il avait écrit. Seule exception (admirable): Agents secrets contre armes secrètes, le livre qu’il écrivit à la main retour de déportation, quand il pesait les 35 kilos, godasses comprises, des années avant qu’il fût devenu Bergier et qu’il se vantât de «n’avoir pas un muscle, rien que de la bonne graisse.»
Si bien – si malheureusement – que depuis qu’il est parti, explorer d’autres dimensions, seuls ceux qui l’ont connu restent à le connaître. Il ne laisse aucune image de lui-même (sauf l’image du guerrier dans Agents secrets, à la 3e personne, comme César). Seul Pauwels a su brosser de lui un portrait merveilleusement ressemblant dans son plus authentique livre d’amour: Blumroch l’Admirable. J’en vois qui me vont vouloir corriger: Pauwels, par ci, Pauwels par là. D’avance je réponds merde: Pauwels, Bergier et moi fûmes de vrais copains, de vrais frères, car «nous sommes en désaccord sur tout sauf sur l’essentiel» et il en sera ainsi jusqu’au dernier survivant (c’est-à-dire longtemps encore – il y a toujours des gens pressés). Le portrait de «Blumroch» est donc admirable de véracité: c’est Bergier dans son essence, sa quintessence, sa magnificence, sa quiddité, bref tout craché, et je ne peux le relire sans rire et pleurer. Pourtant, Bergier ronchonnait: Blumroch ne relate que trois heures de conversation avec Bergier, trois heures seulement! Pourquoi ces trois heures-là? Pauwels aurait dû écrire dix-mille Blumroch, et il pourrait, s’il n’avait à écrire ses propres livres.
Cela ne fait rien. Lisez Blumroch, prego, non sans vous souvenir qu’il faut le compléter par les 10’000 Blumroch contradictoires que Pauwels ne manquera pas d’écrire quand il n’aura plus rien d’autre à dire, l’un de ces millénaires.
Et puis, ça suffit. Pourquoi faut-il que ce soit moi qui parle de Bergier mort? Il est mort inépuisé et inépuisable, et comme disait à peu près Bossuet à la fin d’une de ses Oraisons Funèbres: «Pour moi, les gars, il serait plus sage désormais que je commençasse à m’occuper de mes oignons».■
Aimé Michel