Homo Americanus

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Homo Americanus

Chronique parue dans France Catholique − N° 1331 – 16 juin 1972

 

Bonnes gens, on vous trompe. Chaque jour, vous lisez dans la presse des textes, vous voyez à la TV des images vous montrant l’Amérique comme le pays où la Grande Pagaye décrite par le Voyant de Pathmos est en train de s’installer doucement, prolégomènes à ce que j’ai moi-même appelé l’Apocalypse molle.

J’arrive d’Amérique, et tout bien pesé, tout bien examiné, je crois honnête et urgent, dans la mesure où quelques personnes sont peut-être attentives à ce que j’écris, de déclarer qu’en apportant ma touche à ce tableau, je me suis trompé. Et non pas un peu, mais complètement, comme de prendre le jour pour la nuit. La Grande Pagaye viendra sans doute, et après elle l’Apocalypse, peut-être molle. Mais si quelqu’un dans ce monde le sait, si quelqu’un tente de prévenir cela et s’efforce dès à présent d’y trouver une parade, ce n’est pas de ce côté-ci de l’Atlantique qu’il se trouve. C’est en Amérique et nulle part ailleurs. Dans ce monde, en proie à l’angoisse du naufrage, un spécimen d’homme continue de regarder l’avenir avec sang-froid et de préparer notre affrontement à la tempête: c’est l’homme américain, Homo Americanus.

Sacro-sainte spécialité

Comme prototype de l’Homo Americanus, j’ai choisi Fred H. Beckman, de l’Université de. Chicago. Beckman est un savant, de quelle spécialité? Répondre à cette question, la première que posera tout Européen, permet déjà d’entrevoir ce qu’il y a de radicalement nouveau dans l’Homo Americanus.

J’avais beaucoup entendu parler de lui depuis longtemps par des amis communs, mais sans jamais exactement comprendre quelle était «sa spécialité». Sacro-sainte «spécialité» du savant européen! Relisez, dans le récent discours d’adieu de Louis Leprince-Ringuet au Collège de France, les mélancoliques paragraphes où cet éminent chercheur décrit la vie ingrate d’un physicien dont la tâche académique s’achève en 1972: pendant trente ou quarante ans, il a dû se faire l’esclave d’un approfondissement presque ponctuel, où les découvertes de portée universelle sont devenues quasiment impossibles, et dont les résultats sont tellement circonscrits dans leur cadre de technicité qu’il n’a pratiquement plus rien à dire à ses collègues.

Quelle était donc la spécialité de Beckman?

Quand je lui posai finalement la question, il était onze heures du soir, et nous discutions sans désemparer depuis le début de l’après-midi dans son magnifique appartement perché au 28e étage d’un gratte-ciel dominant le lac Michigan et l’Université. Nous avions abordé un nombre incalculable de sujets tenant à la méthode scientifique, à la musique, à l’inconscient, à l’histoire, à la religion, à telle expérience de R. W. Sperry sur la séparation du cerveau droit d’avec le cerveau gauche, à la vie extra-terrestre, à la cuisine française, à la crise de la jeunesse, aux théories de Kammerer sur la coïncidence, et n’ayant toujours pas la moindre idée de «sa spécialité», j’étais de plus en plus intrigué et émerveillé par son universalité. En France aussi, nous avons des savants ayant une culture universelle, et Leprince-Ringuet en est lui-même un exemple digne d’admiration. Mais enfin, en France on sait que Leprince-Ringuet est un spécialiste des particules, et c’est à cela qu’il se réfère quand il parle sciences. Avec Beckman, impossible de savoir. Alors?

Mon interlocuteur sourit d’un air timide. C’est un homme au visage plein de sensibilité et d’expression; jeune, trente-cinq ans au plus.

– Ma spécialité? Vous voulez dire mon curriculum?

Le curriculum, il y a seulement dix ans, cela signifiait seulement en Amérique le «programme d’études», la série des études académiques accomplies dans le cadre universitaire. En France, être, par exemple, un «ancien élève de l’École polytechnique», c’est décliner son curriculum. Mais un X peut devenir n’importe quoi, un mathématicien professionnel, un PDG, un ministre des Finances comme M. Giscard d’Estaing.

– Eh! bien, dit-il enfin, voyons un peu cela. J’ai d’abord fait des études de psychologie, voyez-vous. Mais ce qui m’intéressait dans la psychologie, c’était son fondement physiologique. J’ai donc travaillé à des recherches de neurophysiologie, avec Kleitman, ici, à l’Université de Chicago. Ces recherches ayant comme instrument l’électrophysiologie, j’ai glissé de l’étude du cerveau à celle de l’électricité, puis de l’électronique, puis à l’optique électronique, et de là à…

N’ayant pas noté sur-le-champ, j’ai oublié le reste, mais déjà, j’avais compris: mon Fred (car en Amérique, dès que la sympathie s’installe, on s’appelle par son prénom) était – un de plus – l’un de ces multiversitaires qui forment l’aile marchante de la science nouvelle, et dont, quelques jours plus tôt, j’avais rencontré à l’autre bout de l’Amérique, à Stanford, en Californie, quelques éblouissants exemples dont quelques-uns, comme Jacques Vallée, sont des Français ayant trouvé là-bas, non sans mélancolie, une libération intellectuelle vainement cherchée en France. Ayant fait des études de psychologie, Beckman travaille maintenant sur le microscope électronique. Imagine-t-on cela chez nous?

Un savant… versatile

À l’extrême rigueur, on pourrait concevoir ici un savant changeant de spécialité. Cela se voit quelquefois: si je ne me trompe, Monod fut d’abord géologue. Même cet exemple est significatif: avant son prix Nobel, Monod était très mal vu des biologistes français (il l’est du reste encore!), et ce qu’il a fait, il n’aurait jamais pu le faire ailleurs qu’à l’Institut Pasteur, qui est un institut privé, et sous crédits américains. Mais Beckman n’est pas un savant qui a changé de spécialité: il est un savant dont la spécialité est de passer d’une spécialité à l’autre à mesure que des idées nouvelles viennent stimuler son esprit de recherche.

On désigne là-bas ce type d’esprit le plus recherché, le plus prisé, d’un mot dont les respectives connotations française et américaine expriment l’abîme qui sépare notre vieille Europe de l’Amérique nouvelle: on dit qu’ils sont versatiles. La versatilité, c’est-à-dire la polyvalence virtuelle, l’universalité, voilà ce que la nouvelle science américaine met au plus haut parmi les qualités du chercheur.

Qu’est-ce à dire, sinon que l’Amérique est en train de créer son type d’honnête homme au sens où l’entendait notre siècle classique. J’affirme, en pesant mes mots, que les craquements de l’Amérique sont ceux que fait entendre un grand arbre qui pousse, et que son désordre prélude à un nouveau classicisme. Vienne enfin la paix, et la République fondée par Washington donnera au monde son siècle de Périclès.■

Aimé Michel

 

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