Hommage à Jacques Bergier

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SOUVENIR

Hommage à Jacques Bergier

Aimé Michel: «en, mourant, c’est la première fois qu’il fait de la peine»

Revue Question De. No 28, de janvier-février 1979

 

Longtemps encore, on lira ses nombreux livres, plus longtemps encore, sans doute, cette connaissance de lui-même que Louis Pauwels exprima dans Blumroch l’admirable. Et, pourtant, j’ose le dire, Jacques Bergier est vraiment mort le 23 novembre 1978, emportant avec lui les secrets de sa personnalité prodigieuse.
Ceux qui ne l’ont pas rencontré dans ce monde ne peuvent se faire une idée, même lointaine, de ce qu’il fut. Même nous qui le connaissions depuis vingt ou trente ans, il nous stupéfiait tous les matins quand il arrivait, vers les 10 heures, traînant avec effort une énorme serviette bourrée des derniers livres marginaux publiés la veille en Amérique, en Sibérie, en Bulgarie, à Hong-Kong, en Argentine. Il n’arrivait pas qu’avec ces livres improbables: il avait aussi un lot de bonnes histoires inédites en provenance des quatre coins de la planète, sinon d’ailleurs.
Il nous les racontait en lisant. C’est-à-dire que, tout en parlant, ménageant ses effets comme un renard de comédie, il feuilletait rapidement d’autres livres arrivés à son bureau avant lui. Aussitôt l’un fini, il passait au suivant. Temps moyen, un quart d’heure par livre.

Je me rappelle ma naïve déception un jour que je lui en dédicaçais un, œuvre d’années de travail et de six mois de rédaction. Il le feuilleta en ne cessant de bavarder d’autres choses et de s’empiffrer de gâteaux, puis le referma.
– J’espère qu’il vous intéressera, avançai-je.
– Mais ça y est, je l’ai lu de A à Z et nous allons en parler.
Et, en effet, après un quart d’heure de lecture apparemment distraite, il connaissait le livre presque aussi bien que moi-même. Cela se passait en 1958. Le printemps dernier, il me reparlait de ce livre sans en avoir rien oublié. Or, toute sa vie (sauf pendant son passage aux camps de concentration de Neue Bremme et de Mauthausen, et encore!), il lut peut-être de quatre à dix livres par jour dans toutes les langues où s’active une création originale.
Il n’était pas que formidablement bardé de lectures et de connaissances, ce n’était même là, quoique effarant, que son prodige mineur. L’approcher, c’était entrer dans le cercle intarissable de ses réflexions cocasses, de ses coq-à-l’âne, de ses provocations intellectuelles, bref d’une activité mentale infatigable et sans pareille.
C’est pourquoi Jacques Bergier est bien sorti de notre monde, tout entier, en mouvement, seul avec lui-même, comme il l’avait toujours été, le 23 novembre, semblable à ces personnages mystérieux de la tradition juive, qui connaissent les portes secrètes donnant dans l’indicible.
J’écris cela pour ceux qui se sont attachés, sans l’approcher, à la personnalité sans pareille qui, avec Pauwels, conçut le Matin des magiciens, puis la revue Planète, et sut imposer en France la vraie dignité de la science-fiction et de la littérature fantastique.
Mais qu’il soit permis à l’un des trois ou quatre qui furent vraiment ses frères d’aller plus au fond de son âme: au-delà de son personnage biblique, prodige de l’esprit, Bergier fut, sans jamais un seul écart, l’être le plus généreux, le plus pur, le plus désintéressé, le plus innocent. Fier de ses victoires, il fait la grosse voix dans ses souvenirs guerriers, et c’est vrai qu’il fut un héros, un des seuls héros de la dernière guerre qu’à la fois les Russes et les Américains, les Anglais et les Français couvrirent de leurs plus hautes distinctions militaires. Mais il était incapable de haine et je suis sûr que, même à ceux qui, parfois, se sont crus ses adversaires, c’est la première fois qu’en mourant il fait de la peine. Il était, mais profondément et par enfantine pureté de cœur, car rien ne l’effrayait, la gentillesse incarnée.
Parfois même, plus au fond encore de l’indicible de son âme, il nous a été donné d’entrevoir sa vraie face cachée, je ne sais quel commerce secret avec les éternels mystères de ce monde et des autres, commerce qu’il renouait chaque fois dans une solitude vraiment complète, où nul ne l’a jamais suivi, fut-ce physiquement. Il descendait, quelque part, d’un taxi, nous serrait la main et disparaissait dans la foule. Hélas, nous ne reverrons plus cet être unique. Il est, cette fois, descendu pour toujours et nous pleurons.

Aimé Michel

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