Hello sénateur, comment va votre cancer?
Chronique parue dans France Catholique N° 1429 – 3 mai 1974
Marcel Pagnol est donc mort, nous disent les journaux, «d’une longue et douloureuse maladie». C’est ainsi qu’en français cela se nomme. Au même moment, à Washington, le sénateur Humphrey donnait une conférence de presse. «J’ai un cancer, disait-il, et je viens de suivre un traitement aux rayons. C’est très pénible. D’après mes médecins, j’ai 70 ou 80 chances sur 100 de m’en tirer si le traitement réussit.» Après quoi, Humphrey est passé aux choses sérieuses, c’est-à-dire, puisqu’il est sénateur et payé pour s’occuper de politique, à la politique. «Hello, Sénateur, lui demanderont les journalistes à sa prochaine conférence de presse, comment va votre cancer?» Il répondra avec exactitude (car ses médecins l’auront tenu très exactement au courant), les journalistes prendront des notes et publieront le lendemain toutes précisions pouvant intéresser les électeurs du sénateur Humphrey sur l’évolution de son cancer.
Vaut-il mieux, même après, s’en tenir à la «longue et douloureuse maladie», chacun en pensera ce qu’il voudra. Marcel Pagnol, pour sa part, comme Georges Pompidou, a montré le vieux courage paysan. Il a passé la fin de sa vie, non à ruminer son mal, mais à étudier les mathématiques: il avait découvert la fascination des nombres premiers, comme Fermat, «et même si je ne trouve rien, disait-il, c’est passionnant». Est-il plus beau témoignage de foi en l’immortalité? Ainsi Bossuet déclinant apprenait-il l’hébreu.
Revenons au cancer, dont je n’ai jamais eu l’occasion de parler dans ces chroniques. Tandis que les hommes, même illustres, en meurent, la machine de la science progresse patiemment. Voici deux importants résultats parmi les plus récents.
La crise de l’énergie, on le sait, va provoquer un essor accéléré des centrales nucléaires. Eh bien, il va falloir prendre garde aux résidus ionisants. Le docteur R. H. Mole, directeur du Medical Research Council of Radiobiology, à Harwell, vient de donner les résultats, définitivement probants, d’une enquête d’énormes dimensions menée par les chercheurs britanniques. Cette enquête, dite «enquête d’Oxford», a consisté à suivre pendant vingt ans la santé de quinze millions d’enfants.
Les rayons X en accusation
Entre autres paramètres étudiés, il y avait l’examen prénatal de la mère aux rayons X. À peu près 10% des mères avaient subi un tel examen: on a trouvé une corrélation irrécusable entre cet examen et l’apparition, chez les enfants, de toutes les sortes de cancers, et particulièrement de leucémie. Toutes les précautions statistiques et méthodologiques aboutissent à souligner ce fait, constaté chez les vrais et faux jumeaux comme chez les autres enfants: quand la mère est examinée aux rayons X, le risque (normal) d’apparition du cancer chez l’enfant augmente.
Les chiffres montrent qu’il n’y a pas de dose minimale, ce qui avait été avancé, mais non véritablement prouvé. Le risque s’accroît dès qu’il y a exposition aux rayons X, aussi faible soit-elle. Le docteur Mole a souligné l’absolue ressemblance de résultats de l’enquête d’Oxford avec ceux que les biologistes japonais et américains observent sur les enfants nés de mères ayant été exposées aux rayons à Hiroshima et à Nagasaki.
L’enseignement utile de tous ces résultats est clair: selon les propres termes du docteur Mole, «il n’existe aucune dose de rayons X, si faible soit-elle, qui ne présente un danger». Celui-ci est d’autant plus fort que l’exposition est plus longue. Donc, il faut en toute occasion préférer la radiographie à la radioscopie.
Et cependant, les rayons ionisants, indiscutablement cancérigènes, ne sont pas la cause première de la maladie. Le mécanisme de son apparition commence à se laisser entrevoir après les expériences de Sol Spiegelman, de l’Université Columbia. La cause première est sûrement un virus, ou plutôt des virus, de nombreux virus ayant la terrible capacité de dérégler à sa source même la machine vivante cellulaire.
L’origine virale du cancer est avancée depuis bien longtemps. La difficulté pour la prouver résidait surtout jusqu’ici dans la clandestinité des virus supposés cancérigènes. Certains n’ont été aperçus que sur une photographie unique (parmi des dizaines de milliers).
Devant cette décourageante difficulté, Spiegelman a eu l’idée de chercher à mettre en évidence, non l’invisible virus lui-même, mais ses traces.
Le cancer est la reproduction désordonnée de cellules. Or cette reproduction obéit à une machinerie biochimique commandée par les molécules d’ADN et d’ARN. C’est donc du côté de ces molécules que la trace de l’action du virus doit être cherchée.
Spiegelman a montré qu’en effet le virus injecte son ARN dans le cytoplasme de la cellule, qu’alors apparaît dans ce cytoplasme un ADN mimétique capable d’intervenir dans la cellule comme l’ADN authentique, mais en n’obéissant plus aux mécanismes régulateurs normaux de celui-ci.
Que ce schéma simplifié ne trompe d’ailleurs pas le lecteur: de ce que nous disent les biochimistes, je ne comprends moi-même que les abstractions, et ce sont ces abstractions que j’essaie de communiquer par analogie. Nous sommes donc bien loin de la réalité concrète.
Le mal s’avance masqué
Le cancer résulte d’un déguisement, voilà, je crois, le plus que puisse saisir le profane. Ce déguisement intervient au cœur le plus lointain de la machine vivante, exactement à la limite du vivant et du chimique. Peut-être les schémas explorés par Spiegelman et d’autres sont-ils les derniers, comme les ultimes ressorts d’une serrure prête à céder sous la pince-monseigneur. Mais ce n’est pas sûr.
N’oublions pas que, contrairement à ce qu’écrivait Monod il y a quatre ans, le caractère essentiel de la vie, qui est sa finalité, résiste toujours à l’explication chimique. Et il y a dans ces virus si diaboliquement habiles à se déguiser un je ne sais quoi de forcené à survivre qui effraie la raison. Il faut admirer le sang-froid et l’obstination des savants qui l’affrontent.■
Aimé Michel