Faut-il brûler les auteurs de space-operas?
Fiction n°80 – juillet 1960
Si, comme je le crois, l’expression «fanatiques de la science-fiction» correspond à une réalité, cette chronique va m’attirer des menaces de mort. Tant pis. Ayant rédigé mon testament, salué mes amis et fait mes dernières recommandations à mon fils (il est âgé de huit mois, le malheureux! C’est peu pour un orphelin), j’ai demandé à Alain Dorémieux d’accueillir ici un petit article sur la thèse suivante, que je crois irréfutable:
Le space-opera, qui raconte la saga de l’homme dans l’espace, est une escroquerie, car jamais l’homme ne voyagera dans l’espace.
Quoi, dira-t-on, c’est vous, Aimé Michel, l’homme des Soucoupes volantes, qui voulez nous faire avaler cette baliverne défaitiste? Vos livres admettent la possibilité que d’autres êtres vivants se promènent déjà de planète à planète, peut-être d’étoile à étoile, et vous prétendez que l’homme, qui a déjà lancé dans l’espace une vingtaine d’engins en moins de trois ans, ne pourra bientôt en faire autant?
C’est en effet ce que je crois, et non pas par défaitisme, comme on va le voir, mais au contraire parce que la science est un tout qu’on ne peut dissocier, et qu’elle est en train d’engager l’humanité dans une mue irréversible dont certains résultats déjà visibles à l’œil nu auront pour conséquence de rayer l’espèce humaine de la surface terrestre. Les hommes sont en train de vivre leurs dernières générations. S’il en existe encore quelques spécimens dans deux ou trois siècles, ce sera dans les musées.
Tout le monde a entendu parler des expériences de Benoît et Leroy sur les canards. En injectant dans l’œuf d’une espèce de canards de l’acide désoxyribonucléique extrait des chromosomes d’une autre espèce de canards, ces deux biologistes ont créé une troisième espèce de canards qui n’existait ni dans la nature ni dans les élevages. On a souvent comparé le chromosome à un programme de machine cybernétique, parce qu’il contient en puissance tout le développement de l’être auquel il appartient. De même que l’introduction d’un programme dans la machine entraîne la réalisation de toute une suite d’opérations inéluctablement réglée, de même la fécondation d’un œuf, en donnant au chromosome de l’être en gestation son organisation complète, établit à l’avance de A à Z ce qu’il sera à l’âge adulte. Du point de vue physique, l’être vivant est entièrement déterminé dès les premiers instants de sa procréation. On a certes battu les cartes (c’est-à-dire les gènes du chromosome), mais le jeu est abattu aussitôt l’œuf fécondé. Rien ne pourra plus, par la suite, en changer le moindre détail, fût-ce le moindre grain de beauté.
Or, que font les professeurs Leroy et Benoît? Ils prennent le jeu abattu, et ils trichent en en modifiant les données. Tout ce qu’on avait pu faire avant eux revenait à saboter les cartes en abîmant certains gènes: le programme était dérangé, et sa réalisation donnait un monstre. C’était la tératologie chère à Jean Rostand. Avec nos deux biologistes, c’est bien différent. Ils n’abîment rien, ne détruisent rien. Ils interviennent simplement dans la distribution du jeu. L’être vivant ainsi obtenu n’est pas un monstre, c’est un être différent, non prévu par la nature. Et cet être vivant redistribuera plus tard le jeu établi par les deux savants, c’est-à-dire qu’il se reproduira tel qu’il a été créé. Une nouvelle espèce est apparue, dotée de tous ses caractères héréditaires.
Certains biologistes ne sont pas convaincus que Benoît et Leroy aient véritablement réussi ce tour de force. Admettons donc que leur expérience ne soit pas encore absolument probante. En fait, peu importe: s’ils ne l’ont pas fait, eux ou d’autres le feront bientôt. L’intervention expérimentale dans le chromosome, c’est-à-dire la création dirigée de nouveaux êtres vivants, est inscrite dans le programme des réalisations scientifiques de notre époque. Une seule chose pourrait l’empêcher: ce serait l’arrêt des recherches. Mais les recherches ne s’arrêteront pas. Nous touchons ici un premier processus irréversible.
Mais ce premier processus en introduit inéluctablement un second. L’intervention de Leroy et Benoît a été faite au hasard. Ou plus précisément, ils ne savaient pas, en injectant dans l’œuf un acide désoxyribonucléique étranger, dans quel sens se ferait l’intervention de ce dernier. Jusqu’à leur expérience, le chromosome était comme une boîte hermétiquement close. Ils ont pratiqué une ouverture dans son blindage et un peu agité l’intérieur au hasard, sans savoir ce qui en sortirait, comme l’enfant désobéissant qui réussit à monter clandestinement dans l’auto de son père et à en actionner les commandes. Il est inévitable que si le galopin ne se tue pas à ce petit jeu, il apprendra bientôt à conduire. Mais rien n’est plus pacifique, à première vue du moins, que cette expérience sur les canards. Les biologistes ont, c’est le cas de le dire, la vie devant eux pour apprendre à conduire. On doit donc prévoir que, d’ici quelques dizaines d’années, peut-être moins, l’intervention dans la petite boîte hermétique se fera à coup sûr, à volonté, dans tel sens que l’on voudra. Les mécanismes de révolution biologique tomberont l’un après l’autre entre les mains des hommes, échappant du même coup aux desseins obscurs, mais jusqu’ici tutélaires de la nature. Le galopin partira pour un voyage incertain dans la guimbarde paternelle, ou, comme le disait plus noblement Teilhard de Chardin, «l’homme prendra les commandes de l’évolution biologique». Ce sera une date éminente de l’histoire de la vie sur la Terre.
Mais ces commandes, qu’en ferons-nous? Les connaissances actuelles nous en donnent déjà une idée. Écoutons ce que disait le professeur Bustarret dans le rapport sur la génétique rédigé à l’intention de M. Piganiol pour préparer la réforme de la Recherche scientifique:
«Les apports de la génétique ont complètement renouvelé la biologie: nos conceptions sur le fonctionnement et la multiplication de la cellule vivante, sur les phénomènes de la reproduction, sur les rapports entre générations successives, sur les relations entre l’être vivant et le milieu, sur l’évolution des populations microbiennes, végétales, animales et humaines, ont été modifiées, précisées ou élargies… Un gros effort a été fait en France, surtout depuis 1946, pour développer les recherches tendant à améliorer les végétaux cultivés et les animaux domestiques, mais cet effort reste malgré tout très insuffisant.»
On s’efforcera, donc d’améliorer tout cela. D’autre part, la thérapeutique des maladies héréditaires sera bouleversée. On étudiera les moyens de déposer dans l’hérédité chromosomique l’immunité innée à certaines affections. Par exemple, de nombreux chercheurs pensent que le cancer pourrait être vaincu par cette voie.
Mais tout cela, direz-vous, est excellent, et à mille lieues du space-opera. Voire. Il n’a été question jusqu’ici que de génétique. Passons à une autre discipline encore plus révolutionnaire, quoique presque totalement inconnue du grand public: la psychologie expérimentale.
Une des révélations les plus troublantes de cette science, et notamment de l’école objectiviste de Lorenz-Tinbergen, a été la mise en évidence des «comportements héréditaires à programme» chez les animaux supérieurs. Le comportement amoureux du poisson appelé épinoche, par exemple, est une suite de gestes, d’attitudes, de simagrées (en apparence) rigoureusement réglée comme par la bande percée d’une machine à calculer, et chacun de ces gestes, chacune de ces attitudes est enclenchée sur le geste et l’attitude correspondants du partenaire. Le tout dure plusieurs semaines. Ces jeux amoureux sont une mécanique aussi stable dans le temps, aussi uniforme dans ses répétitions que peuvent être uniformes et stables les détails anatomiques de l’épinoche. En fait, Tinbergen a montré que les comportements héréditaires font en quelque sorte partie de la morphologie d’une espèce comme la forme des os ou la disposition du système nerveux.
Mais alors, il faut admettre que la manipulation génétique d’une espèce ne se borne pas à transformer sa morphologie proprement dite: elle atteint également sa psychologie! Il sera passionnant d’étudier avec les méthodes de la psychologie expérimentale les espèces «fabriquées» par intervention dans le chromosome. Il est certain, d’avance, que les comportements observés seront caractérisés (comme l’aspect physique) par l’apparition de faits nouveaux aussi imprévisibles, beaucoup plus imprévisibles même, que les nouveautés morphologiques résultant de la mutation.
Cela mérite réflexion. En rendant par exemple l’homme génétiquement immunisé à telle maladie, on atteindra du même coup son patrimoine spirituel héréditaire: Ses capacités intellectuelles et morales seront modifiées. Dans quel sens? À quel niveau? Combien profondément? On n’en sait rien. L’expérimentation préalable sur les animaux ne peut même pas nous éclairer, puisque ce qui est spécifiquement humain dans l’homme est par définition étranger à l’animal. Le galopin aura beau savoir conduire la voiture paternelle, connaître le fonctionnement du volant, du frein et de l’accélérateur (c’est-à-dire en somme dominer la génétique dans ses conséquences physiques, morphologiques), un détail n’en continuera pas moins à lui échapper, et un détail d’importance: il ne saura pas où il va!
Et maintenant, je pose deux questions: 1° Peut-on arrêter les progrès de la génétique et empêcher le galopin de prendre le volant? La réponse est non, évidemment.
2° Le volant étant en main, peut-on prévoir que les biologistes qui auront les moyen d’«améliorer» l’homme, de le prémunir contre le cancer, par exemple, s’abstiendront de le faire parce qu’ils ignoreront les répercussions de leur intervention sur le psychisme humain?
La réponse est encore non. Même si les biologistes hésitent à intervenir sur l’homme, les hommes eux-mêmes les forceront à le faire.
Il est donc inévitable: 1° que la biologie acquerra au cours des années à venir les moyens d’intervenir génétiquement sur l’homme, et 2° que cette intervention, uniquement morphologique dans ses buts, transformera le psychisme humain. L’esprit de l’homme tel que nous le connaissons est donc en train de vivre ses dernières années. Ce n’est pas un rêve, ce n’est pas une spéculation. C’est l’irréversible marche des choses. Et qu’on n’essaie pas de minimiser l’évolution qui nous est ainsi promise. Au début, elle pourra se réduire à d’imperceptibles changements. Mais on n’arrête pas le progrès. Plus on en saura (et l’on en saura de plus en plus), plus l’homme changera vite et profondément. Nos descendants seront plus différents de nous dans quelques siècles que nous ne sommes différents du singe. Et de même que nous ne savons pas converser avec un singe, de la même façon la Passion selon saint Matthieu, Hamlet, la Divine Comédie, les théories de la Relativité seront pour nos petits-neveux réduits à d’incompréhensibles grognements d’ailleurs dénués de tout intérêt.
Certes, «ils» iront vers les étoiles. Mais si quelques spécimens de notre humanité actuelle subsistent encore alors dans des réserves ou des zoos, ils en tireront un plaisir à peu près équivalent à celui qu’éprouvèrent les chimpanzés quand ils surent que l’Amérique avait été découverte par un cousin éloigné du nom de Christophe Colomb.
L’espace sera conquis. Mais pas par nous. Il faut brûler les auteurs de space-operas, ou leur réserver à l’Académie française les fauteuils des écrivains folkloriques. Rappelons-nous cela le matin quand nous nous regardons dans la glace: nous sommes du folklore, et rien de plus.■
Aimé Michel