Eschatologie de la drogue

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Eschatologie de la drogue

Chronique parue dans France Catholique − N° 1283 – 16 juillet 1971

 

On s’interroge sur l’importance historique de la drogue, sur la société que nous promet une toxicomanie plus ou moins généralisée. Que lire? Sur quels textes, sur quelles données solides réfléchir?

Peut-être est-ce ici le lieu de se rappeler l’axiome du subtil M. Disymède: ne commencer à se bercer d’idées que quand les chiffres font défaut. Il est, certes, intéressant de savoir ce que des philosophes même dévoyés comme Watts, des moralistes comme Huxley, des poètes comme Michaux pensent de la drogue. Mais des expériences bien faites et dûment attestées et chiffrées comme celles du biologiste américain J.R. Nichols et de ses collaborateurs (Coppock, Headlee, Davis), constituent une base assurée dont la connaissance doit précéder toute spéculation.

Il y a dix-huit ans que Nichols étudie expérimentalement la toxicomanie. Sa thèse de maîtrise[1] avait déjà pour objet l’accoutumance à la morphine. Ses recherches, depuis, l’ont conduit à une découverte qui, plus que toute autre peut-être dans ce domaine, mérite notre attention. Suivons sa démarche qui, outre l’importance du résultat, constitue un modèle de méthode.

La gent trotte-menu et la morphine

En 1967, il entreprend de droguer à la morphine un stock de rats de son laboratoire. Chez le rat comme chez l’homme, c’est facile, et l’animal devient très vite morphinomane: un équilibre s’instaure entre la drogue et la réaction du corps contre la drogue, si bien que la privation provoque de graves désordres (hyperexcitation, troubles digestifs, etc.). Le sujet est alors «dépendant». Il a besoin de sa dose, et la dose nécessaire ne cesse d’augmenter.

Quand la dépendance est profondément installée, Nichols propose à ses rats une cure de désintoxication. Au bout de quinze jours, l’état de dépendance physiologique a complètement disparu: le rat désintoxiqué est à l’égard de la drogue exactement dans le même état de susceptibilité qu’un rat jamais drogué. Son équilibre physiologique est ce qu’il était avant l’intoxication. Il n’a plus aucun besoin de morphine, et la morphine produit sur lui le même effet physique que s’il n’en avait jamais pris. Cela étant, Nichols expose ses rats désintoxiqués, à la «tentation» de se redroguer. Il constate alors que cette tentation produit un effet très variable sur les animaux: les uns sont indifférents, d’autres montrent un vif penchant pour la drogue. Laissés à eux-mêmes, l’ensemble des rats se répartissent, par rapport à leur susceptibilité à la tentation, selon une classique courbe de Gauss.

Alors, commence la partie originale de l’expérience: Nichols arrête définitivement l’intoxication, sélectionne les rats les plus susceptibles et les faits se reproduire entre eux. Il fait de même, séparément, des rats les moins susceptibles. La première génération de chacune des deux lignées est alors (toujours séparément) brièvement remise en présence de la drogue et de nouveau sélectionnée dans le même sens, c’est-à-dire que l’expérimentateur choisit les plus susceptibles dans la lignée des plus susceptibles et les moins susceptibles dans la lignée des moins susceptibles. Chacune de ces nouvelles sélections pour donner une deuxième génération, et ainsi de suite au cours de nombreuses générations successives.

Et voici les résultats de l’expérience[2].

1. Il existe une susceptibilité héréditaire à la morphine. C’est-à-dire que les rejetons d’un stock de morphinomanes sélectionnés sont plus enclins à se droguer que la moyenne, et inversement.

2. Cette susceptibilité héréditaire s’accroit indéfiniment par la sélection.

À la quatrième génération, la lignée résistante a perdu toute trace de l’intoxication originelle et refuse la morphine, alors que la lignée morphinomane est devenue deux fois plus susceptible que ne l’était la génération droguée après sa désintoxication.

Une agression contre l’espèce

Très frappé par ces résultats, Nichols voulut savoir si la susceptibilité héréditaire ainsi mise en évidence avait un caractère limité, ou bien si, au contraire, elle traduisait un penchant général. Il livra donc ses rats sélectionnés à d’autres «tentations» et notamment à celle de la drogue la plus répandue, l’alcool. Il se révéla que la lignée héréditairement morphinomane sombrait spontanément dans l’ivrognerie, alors que la lignée résistante refusait l’alcool!

Comme le remarque Whittaker, la découverte de Nichols ne signifie pas que l’on naît alcoolique ou morphinomane, mais bien que l’on naît plus ou moins susceptible à l’effet des drogues.

Revenons maintenant à la sociologie de la drogue. On comprendra que, pour juger de son influence sur notre évolution future, il suffirait de savoir si les drogués ont tendance à se rassembler, donc à se reproduire entre eux. Ce n’était guère le cas jadis, quand la drogue était encore essentiellement un vice d’adultes. La toxicomanie est, certes, un crime personnel et social, mais elle entraîne peu d’influence génétique quand elle sévit chez les adultes, puisqu’à leur âge les liens sociaux et familiaux sont déjà scellés. Elle devient une agression contre l’espèce dès qu’elle risque de développer une sélection et de créer des lignées génétiquement de plus en plus fragiles à la drogue.

Mais peut-être faut-il voir au-delà de cette agression: si la susceptibilité à la drogue peut se renforcer ou s’annuler de génération en génération et si (comme il le semble) les drogué ont tendance à se rassembler, leur autosélection se transforme évidemment en un suicide collectif à échéance. Ils disparaîtront d’eux-mêmes à travers les générations par le jeu de la mécanique qui les crée, portant un témoignage inattendu des lois qui veillent au salut de la vie.■

Aimé Michel

Notes:
(1)Morphine reinforcement subsequent to daily injections (Université de l’Oklahoma, 1954. Non publié).

(2)Addiction liability of albino rats: breeding for quantitative differences in morphine drinking (Science, 157, p. 561-563, 1967).

 

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