Les invectives de Diogène
Éloge de la superstition
Chronique parue dans la revue Atlas Air France n°75 de septembre 1972
«Monsieur, dit le Monsieur, vous vous êtes moqué de moi dans un de vos articles, et cela est inadmissible.
– Ah! Et pourquoi donc?»
C’était le Monsieur au chapeau, vous vous rappelez, le Monsieur qui ne cesse de mettre et d’ôter son chapeau, ce qu’il faisait d’ailleurs en ce moment même tout en exprimant sa mauvaise humeur.
«Parce que, dit-il, en vous moquant de moi, vous encouragez la superstition. Car vous n’ignorez pas que je me suis donné pour tâche d’extirper la superstition, ce funeste fléau qui égare la raison et sécurise les gens avec des balivernes.
– Sécurise?
– Un malheureux croit qu’en portant un talisman, les choses iront mieux: il se sécurise. Il s’imagine qu’en évitant de passer sous une échelle, il s’épargnera des ennuis: il se sécurise. Il ne faut pas se sécuriser! Il ne faut pas compter sur la magie pour réussir. Il ne faut compter que sur soi. Il faut être adulte. J’apprends aux gens à être adultes.»
J’opinai. Comment!J’avais commis l’erreur de railler ce digne homme si plein d’excellentes idées?
«Pardonnez-moi, cher Monsieur. Vous avez raison. Il ne faut compter que sur soi. Et la preuve, tenez, voyez-vous, là, sur le versant droit de mon crâne, cette cicatrice? Savez-vous d’où je la tiens? D’une échelle sous laquelle un jour, dans une étroite rue d’Athènes, je passai.»
Le Monsieur me considéra d’un air méfiant.
«Sous laquelle vous passâtes? Et alors?
– Sur l’échelle, il y avait un peintre. Il chantait… faux. Je le lui dis. Nous nous querellâmes.
– Je ne vois pas, dit le Monsieur, où vous voulez en venir.
– Attendez. Nous nous réconciliâmes, et je m’en allai. Au coin de la rue, je me heurtai à un maroufle dont l’épaule était chargée d’une énorme poutre.
– Je vois, dit le Monsieur. Vous donnâtes de la tête dans la poutre.
– Qui, moi? Non, pas du tout. Mais je renversai le maroufle et sa poutre tomba.
– Sur votre tête?
– Non. Sur un chien qui passait. Ce chien était très stupide. Il me mordit.
-.Comment! Il vous mordit le crâne? C’était donc un chien gigantesque?
– Non, tout petit. Il me mordit le mollet. Je le chassai à coups de pied. Je m’enfuis et repérai une ombre accueillante au pied du Temple de la Fortune, m’y couchai et m’endormis.»
Le Monsieur semblait perplexe.
«Mais, dit-il, et votre blessure?
– Du calme! Ne vous ai-je pas dit qu’il faisait une chaleur accablante?
– Quoi? Comment? Voulez-vous dire que cette cicatrice serait la séquelle de quelque insolation? On vous dut saigner à la tempe pour vous dégager le cerveau?
– Mon cerveau, dis-je sèchement, se porte très bien, merci. Je m’endormis en suant comme un galérien et rêvai que je soupais à la table de Jupiter. Tout alla bien jusqu’au dessert. Mais là, le roi des dieux s’avisa de m’attaquer sur certain point de philosophie où je suis intraitable: pensez! Il tenait pour Platon!»
Le Monsieur n’arrêtait pas d’ôter et de mettre son chapeau d’un air malheureux. Quand son front était libre, il en profitait pour, de l’autre main, l’éponger. Parfois, il se trompait et épongeait son chapeau avec tant de vigueur qu’il se l’enfonçait jusqu’aux oreilles.
«Quoique cela ne me regarde pas, fis-je remarquer, et au nom de l’amitié que je vous porte, vous devriez, cher Monsieur, consulter. Il est clair que vous souffrez d’une grave incoordination des mouvements.
– Moi! éclata-t-il, incoordination des mouvements! Mais, par le diable, c’est vous qui m’assassinez avec votre absurde récit! Et d’abord, que venez-vous me chanter, de Jupiter, à moi qui ai démontré l’inexistence des dieux?
– Écoutez, dis-je, de plus en plus étonné, je veux bien que vous ayez démontré leur inexistence. Mais alors, pourquoi invoquez-vous le diable? Pas de dieux, pas de diable.»
Le Monsieur leva les yeux au ciel.
«Soit. Pas de diable. Mais finissons-en avec votre échelle.
– Donc, j’argumentai avec Jupiter et le convainquis de son erreur. Il se fâcha, et, à bout de raison, fit éclater son tonnerre. Je me réveillai. La chaleur avait enfanté un orage épouvantable, la foudre tombait sur l’Acropole, le vent sifflait dans les colonnes du temple. Le vent, cher Monsieur, le vent arracha une tuile du toit, qui me tomba sur la tête et me fit cette marque. D’où vous voyez que, sans cette satanée échelle, mon crâne serait aussi vierge de cicatrice qu’il l’est de cheveux. Croyez-moi, cher Monsieur, méfiez-vous des échelles.
– Je me moque des échelles, dit-il d’un air accablé, et cela pour une raison que vous semblez incapable de comprendre: c’est que je ne suis pas superstitieux. Non, Monsieur! Je ne le suis pas, car cela porte malheur.»■
Diogène.