Du nouveau sur le saumon

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Du nouveau sur le saumon

Article paru dans Toute la pêche – date inconnue

Par Aimé Michel

Rassurez-vous, je ne vais pas une fois de plus raconter la merveilleuse histoire du saumon qui revient infailliblement et héroïquement à son ruisseau natal, etc., histoire que vous avez déjà lue cent fois.

Du nouveau sur le saumon

Mais le saumon est un sujet inépuisable, et les naturalistes, quand ils en parlent, sont aussi inspirés que les pêcheurs eux-mêmes. Les expériences les plus ingénieuses ont été tentées pour élucider les énigmes que pose encore sa vie aventureuse.

Par exemple, des savants anglais ont voulu savoir pourquoi et comment le saumon parr, c’est-à-dire l’animal de première livrée, le plus jeune, reste là où il est né ou peu s’en faut, alors que devenu smolt il se laisse entraîner par le courant. La façon dont ces hommes de science s’y sont pris est d’ailleurs très caractéristique du genre d’explication, point toujours très convaincante, dont les tenants des théories de Darwin ont accoutumé de se satisfaire. Sur l’expérience elle-même, rien à dire: elle est d’une extrême ingéniosité, comme on va le voir.

Ces Messieurs ont commencé par mettre quelques dizaines de parrs dans un grand aquarium à fond de verre. Dans cette situation, les poissons voyaient ce qui se passait sous l’aquarium. Tant qu’il ne s’y passait rien, les petits parrs vaquaient à leurs mêmes occupations tout à fait au hasard, allant de-ci, de-là, d’un coin à l’autre de leur prison de verre, sollicités seulement par leur fantaisie ou les éclats de lumière. C’est alors que les savants anglais ont apporté sous l’aquarium un tapis roulant de cinquante centimètres de large environ et long comme l’aquarium. Ils disposèrent l’engin dans le sens de la longueur de l’enceinte liquide, et s’assurèrent qu’il continuait à ne se passer rien, ce qui était le cas: les petits parrs ne prêtaient aucune attention à ce remue-ménage.

Le tapis roulant, j’ai omis de le dire, était d’un gris uni, sans aucun dessin. Quand les naturalistes, pour varier l’expérience, le mirent en action et que le tapis commença à avancer les parrs gardèrent la même indifférence. Il n’en fut plus du tout de même lorsque les savants anglais eurent dessiné tout au long du tapis roulant des bandes transversales de couleurs différentes et alternées. Ils virent alors, sans grande surprise parce qu’à la vérité c’était là ce qu’ils attendaient, que les parrs avaient tendance à suivre le tapis dans son mouvement, si bien qu’au bout de quelques secondes, les poissons furent tous entassés à l’extrémité du bac correspondant au mouvement du tapis.

Ce que signifiait cette expérience est parfaitement clair. Mettez-vous en effet à la place des petits saumons nés dans un ruisseau ou un torrent. Si vous décidez de rester immobile par rapport à l’eau, que verrez-vous en regardant le fond du ruisseau? Vous le verrez filer rapidement vers l’amont, exactement comme vous voyez défiler le paysage devant la vitre de votre compartiment de chemin de fer. Le parr a donc, semble-t-il, la réaction innée de nager contre le courant à la même vitesse que celui-ci, mais en sens contraire pour être toujours au même endroit. Comme si, dans votre train, vous étiez invinciblement poussé à courir le long du couloir à la même vitesse que le train, mais en sens inverse, pour rester coûte que coûte en face du poteau télégraphique ou de la vache qui vous regarde passer.

Voilà pour le parr. Et le smolt, que fait-il? Laissons les parrs dans le bac, donnons-leur pour compagnons des saumons de deuxième livrée. Avant même de mettre le tapis roulant en mouvement, une première constatation saute aux yeux (à la seule condition d’avoir fait un aquarium qui ait un peu l’aspect d’un ruisseau, avec des pierres, etc.): c’est que si les parrs et les smolts ne sont ni affolés ni trop dépaysés, vous les verrez se disposer, les premiers près du fond, les seconds plus près de la surface, se partageant grossièrement les altitudes avec smolts au premier étage et parrs au rez-de-chaussée. Mais actionnons le tapis. Tandis que les parrs se conduisent comme précédemment, suivant le tapis dans sa course, les smolts, eux, continuent à occuper toute la surface de leur étage. Le mouvement du tapis les intéresse à peu près autant que leur première mouche. Ils restent immobiles, non par rapport au fond, mais par rapport à l’eau. Et donc, dans un torrent, ils descendent vers la mer, exactement comme vous vous laissez vous-même emporter par le train bien sagement dans votre fauteuil.

Les savants anglais en ont déduit que les parrs restent sur les lieux de leur naissance parce qu’ils ont tendance à rester au fond, près du sol immobile, alors que les smolts descendent vers la mer parce qu’ils préfèrent la proximité de la surface. Ce qui à mon avis, en dépit d’une expérience sans reproche, revient à prendre le but pour la cause. Car il faut encore expliquer pourquoi les smolts n’éprouvent pas le besoin de se tailler un domaine comme la plupart des poissons de rivière, et d’y rester.

du smolt au grilse…

D’autres savants, anglais également, n’ont pas manqué de le faire remarquer à ces darwiniens qui croient avoir expliqué une chose quand ils ont montré comment elle se fait, un peu à la manière du psychologue qui, à la question: «Pourquoi Marylyn Monroe est-elle morte?» répondrait: «Parce qu’elle s’est empoisonnée.» Ces savants, donc, embarrassent fort leurs collègues en leur opposant le comportement du smolt, devenu grilse après quelques semaines de séjour en mer, et pris soudain de la furie de remonter au lieu de sa naissance, donc de nager à contre-courant plus vite que celui-ci.

Avant de rapporter les expériences faites pour mettre en évidence la volonté du poisson de retrouver coûte que coûte son paysage natal, quelques chiffres assez étonnants sur la vie marine du smolt en train de se transformer en grilse. La mer semble bien entendu être le paradis du saumon, le lieu d’un épanouissement foudroyant et de toutes sortes d’exploits sportifs — avant l’enfer de la remontée où il a 75 % de chances de laisser sa vie (chiffres calculés d’après les marquages). La taille et le poids augmentent de façon fabuleuse pendant ce bref séjour marin. Des poissons marqués à un kilo et demi ont été repris sept semaines plus tard pesant 6 kilos. L’augmentation en valeur absolue peut atteindre 5 ou 6 kilos en moins de deux mois. Et pourtant, pendant cette période, le saumon se dépense de façon parfois incroyable. L’un d’eux, marqué sur le fleuve Saint-Laurent, au Canada, fut repêché au large de la côte du Labrador, à 3’300 kilomètres de là. Les statistiques faites sur un grand nombre de prises marquées permettent d’évaluer la vitesse moyenne de leurs déplacements en mer à 25 kilomètres par jour environ, mais on a un exemple de saumon ayant parcouru plus de 1’000 kilomètres en dix jours.

Et pourtant, cette ivresse semble perdre tout attrait quand vient le moment de la remontée, avec ses tragiques péripéties bien connues de tous les pêcheurs. A ce moment, leur mystérieux instinct semble les douer de sens inconnus, semblables au sens de l’orientation des pigeons voyageurs. On a pu calculer qu’ils devinent la présence de leur rivière à 50 kilomètres de son embouchure, en pleine mer. Bien malin qui trouvera une différence entre un litre d’eau de mer à 50 kilomètres de la côte et un autre litre prélevé à 100 kilomètres. Mais le poisson, lui, fait la différence. On a incriminé leur odorat. Mais cette explication est impossible quand on songe à toutes les saletés qui dénaturent nos rivières. Ceux qui la soutiennent, reconnaîtraient-ils leur potage, si on y déversait un jour du pétrole, un autre jour de la lessive, en variant tout au long de l’année les assaisonnements immondes que notre industrie sait si bien concevoir? Les saumons se reconnaissent si peu à l’odorat qu’il leur arrive fréquemment de crever empoisonnés en remontant la rivière où ils sont nés. Je sais bien que cette thèse est encore soutenue, et l’on avance même en fait de preuve que l’on a vu des saumons privés expérimentalement d’odorat s’égarer et crever. La belle démonstration, vraiment! Coupez la queue au pauvre animal, il crèvera encore bien mieux. Aurez-vous prouvé pour autant que la queue est l’organe de l’orientation à distance?

Ce qui est certain, en revanche (et tous les amis des bêtes se sentent un peu vengés par l’expérience intelligente que je rapporterai pour terminer), c’est que ce sens du retour chez le saumon est quelque chose de complexe, de lié à l’intelligence, à la mémoire, et — pourquoi pas? — au cœur de l’animal. Des savants américains ont recueilli du frai de saumon chinook dans un certain fleuve du Pacifique et l’ont transporté dans un autre fleuve. Puis ils ont marqué les parrs, et ils ont attendu leur départ vers la mer. Remonteraient-ils dans le fleuve du frai, comme l’aurait exigé l’hypothèse de l’hérédité aveugle, ou bien dans le fleuve de l’enfance, celui du souvenir? Je gage que vous devinez le résultat vous à qui une longue fréquentation du poisson a appris la connaissance et l’amour des bêtes sauvages. Tous les saumons ont remonté le fleuve du souvenir, obligeant les théoriciens à chercher une explication qu’ils n’ont pas encore trouvée.

Et je ne crois pas qu’ils la trouveront de si tôt. Car dans ce domaine, il y a peut-être plus de choses dans la cervelle d’un poisson que dans celle de certains savants.■

Aimé Michel

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