Dans la machinerie cérébrale
Chronique parue dans France Catholique N° 1428 − 26 avril 1974
Rappelons d’abord ce que j’exposais dans ma dernière chronique: un physiologiste de Berkeley, le Pr Rosenzweig, vient de montrer que l’effort intellectuel prolongé produit trois effets sur les neurones du cortex cérébral des rats: 1) il accroit leur volume, 2) il diminue leur nombre, 3) il accroît le taux de l’acide ribonucléique (ARN) de ces neurones.
Dès qu’un fait expérimental nouveau est établi, les théories foisonnent, car rien n’est moins fatiguant que la ratiocination. Comme le fait remarquer Lorenz, qui s’y connaît, le propre du vrai savant est de savoir chaque matin jeter par la fenêtre deux ou trois de ses théories favorites. Je crois, pour ma part (pour avoir frotté ma cervelle à beaucoup de grands esprits), que le propre des faiseurs de systèmes est le manque d’imagination. Quand on a un peu d’imagination, on raisonne tout juste assez pour concevoir un système et se convaincre que ce système est la vérité.
Avec un peu plus d’imagination, on découvre trois ou quatre autres systèmes tout aussi plausibles que le premier, et cette découverte enseigne le respect de la bonne expérience capable de départager ces systèmes incertains.
Le sommeil du sage
Aussitôt connus, donc, les résultats de Rosenzweig, les théories ont commencé de pleuvoir. Et c’est bien ainsi, car ces théories, émises par des savants, sont conçues de façon à pouvoir être testées et éventuellement jetées par la fenêtre.
Première hypothèse: les trois faits expérimentaux se réduisent à un seul, le troisième: le travail intellectuel correspond à une activité métabolique accrue.
Recherchons les conséquences testables de cette hypothèse.
S’il y a accroissement de l’activité métabolique, cela va se traduire par la mise en œuvre d’un surcroît de protéines. Comment ces protéines sont-elles synthétisées? À partir du modèle fourni par l’acide désoxyribonucléique (ADN). Mais l’ADN est constant, puisque son rôle consiste et se borne, autant qu’on sache, à fournir le modèle du code génétique. Aux usines Citroën, toutes les 2 CV proviennent d’un modèle unique. Quand on augmente la production, on n’a nul besoin de multiplier les modèles. La teneur en ADN est donc constante pour toutes les cellules d’une même espèce. En revanche, la transmission de ce plan unique se complique forcément quand le travail de l’usine s’accroît. Cette transmission, dans l’usine vivante, se fait par l’ARN[1]. Le cerveau qui travaille davantage devrait donc avoir des cellules plus riches en ARN. On l’a vu, c’est bien ce que l’on constate.
Peut-on imaginer d’autres contrôles? Oui. C’est pendant le sommeil que la synthèse des protéines est la plus active. On devrait donc constater que les rats du «milieu enrichi» dorment davantage: et c’est bien, en effet, ce qui résulte des contrôles de l’Anglaise J. Tagney. Inversement, la privation de sommeil devrait faire baisser les performances intellectuelles, et cela aussi est confirmé, y compris, chacun de nous le sait, chez l’homme.
Notons bien qu’en bonne méthode scientifique une hypothèse vérifiée n’est pas pour autant, et en aucun cas, prouvée. L’observation clinique n’est pas une démonstration. Si l’observation clinique pouvait tenir lieu de démonstration, alors l’astrologie serait une science, car on peut citer une infinité de prévisions astrologiques confirmées par les événements (évidemment par suite de l’inévitable hasard).
Autre hypothèse: il existerait une protéine spécifique de la mémoire où, comme dans un classeur, les acquisitions de l’apprentissage viendraient s’enregistrer. On a beaucoup parlé ces temps-ci d’une telle protéine. Le Pr Ungar a même affirmé l’avoir isolée, et lui a aussitôt donné le nom de scotophobine.
On peut craindre que ce nom soit actuellement tout ce qui reste de ladite protéine, car personne, à ma connaissance, n’a encore réussi à l’obtenir. Dommage, car l’expérience du Pr Ungar avait de quoi séduire, du moins si l’on croit que le cerveau produit la pensée comme le foie sécrète la bile: Ungar pensait, en effet, pouvoir transférer par injection un souvenir appris! À la limite, on aurait pu imaginer de synthétiser la scotophobine de M. Georges Dumézil, l’extraordinaire linguiste du Collège de France, après quoi cette scotophobine injectée au plus ignare en aurait fait un polyglotte prodige (ceci est caricatural, bien entendu, et Ungar n’a jamais rien proposé de pareil, lui aussi ne s’intéresse qu’au rat).
Et Rosenzweig lui-même, n’a-t-il pas sa théorie?
Il l’a, et il l’a vérifiée. Cependant soyons prudents: quand un savant vérifie lui-même sa théorie, il est bien rare que le résultat soit négatif − quoique cela se voie, tout de même.
Un surplus de carburant
Selon lui, donc, l’apprentissage se traduirait par une complexification organique des connexions entre neurones. Ces connexions se font par des espèces d’excroissances appelées dendrites qui sont au contact les unes des autres. Le point de contact est appelé jonction synaptique ou synapse. Qu’est-ce qui passe entre deux synapses? Un infime courant électrique produit par des substances chimiques très instables, les amines biogènes. Rosenzweig, donc, a examiné au microscope ces connexions sur trois lots de rats. Et il a trouvé, affirme-t-il, que les rats «éduqués», ceux dont le cortex est «enrichi», ont en moyenne 20% de connexions synaptiques excédentaires.
20%, c’est énorme! Et l’on comprend que pour faire fonctionner ce surcroît de connexions, il faille un surplus de carburant, une machinerie métabolique plus compliquée et plus abondante.
Les expériences de Rosenzweig se poursuivent, celles de ses critiques (ils en font) aussi. Nous verrons bien. Cependant j’exposerai dans une prochaine chronique d’autres expériences tout aussi récentes qui, d’un horizon totalement différent, semblent confirmer les idées de Rosenzweig. Et cette fois, il ne s’agit plus du rat, mais de l’homme.■
Aimé Michel
Note:
(1) Ceci est une simplification: il y a un ARN «nucléaire», un ARN «de transfert», un ARN «messager», un ARN «ribosomal», etc. Mais le raisonnement, quoique simplifié, est correct.