Crocheter le verrou
Chronique parue dans la revue Arts et Métiers de septembre 1977
Le rêve de l’économiste et de l’ingénieur se trouvera évidemment réalisé quand les lasers de Limeil ou du L.L.L. auront enfin déclenché la fusion nucléaire auto-entretenue.
Mais il y a un autre rêve, peut-être une autre issue, connus et caressés actuellement par les seuls physiciens théoriciens spécialisés dans l’investigation du collapse, ce «mystère transcendant», comme disait Niels Bohr.
Le collapse, la transition quantique, nous savons tous de quoi il s’agit, mais avez-vous remarqué, quelle que soit votre promotion, comme l’on a toujours pris soin de vous enseigner à ne l’envisager que par les biais statistiques, probabilistes? L’équation de Schrödinger nous dit que, sur l’écran où arrive l’onde et où se manifestent les particules, la probabilité pour que la prochaine particule arrive ici plutôt que là est de tant. Mais en mécanique quantique classique – celle que nous avons apprise – se demander pourquoi telle particule est arrivée à tel endroit n’a pas de sens. Si cette question nous vient à l’esprit, le réflexe mental joue aussitôt: équation de Schrödinger, relations de Heisenberg, «onde associée», théorie des champs, «interprétation de Copenhague».
Depuis une dizaine d’années, deux fois plus pour les pionniers (Louis de Broglie, David Bohm, puis, d’une tout autre façon, J. S. Bell, Costa de Beauregard, J. A. Wheeler) le réflexe a cessé de jouer. Si vous possédez l’Encyclopédie de la Pléiade (Physique) lisez le réquisitoire magistral dressé par Louis de Broglie contre l’interprétation de Copenhague (p. 706).
— Vous repoussez les images concrètes, mais vous vous servez constamment de conceptions tirées de ces images, dit-il en substance; par exemple: que signifie la propagation d’une onde dans un espace de configuration, si chaque point de la configuration est illusoire?
Un exemple encore plus frappant est celui de la désintégration du noyau atomique. Voici vingt grammes d’uranium. Ils vont se désintégrer en obéissant docilement à la loi de Poisson.
Le «decay» est parfaitement connu, et rien ne peut le faire varier. Bon. Mais considérons alors un seul de ces noyaux pris au hasard. Il est rigoureusement identique à chacun des autres, interchangeable, et Von Neumann a prouvé que s’il se refuse à toute tentative de distinction, ce n’est pas en raison de quelque particularité cachée, c’est bien qu’il est réellement identique à tous les autres. Donc il n’existe aucune raison pour qu’il se désintègre maintenant plutôt que dans mille milliards de siècles. Pourtant c’est bien ce qui se passe. Il va peut-être collapser dans la seconde qui suit, mais peut-être aussi survivra-t-il à la fin du monde (d’où, statistiquement, l’équation de Poisson).
J’ai déjà eu l’occasion de noter ici cette énigme de la physique quantique. Le nouveau, c’est que les théoriciens récusent de plus en plus l’interdiction de se demander ce qui se passe réellement au moment du collapse. Comme le note Kastler dans son dernier livre, la physique moderne est ainsi faite que plus l’événement considéré est petit, plus il échappe à l’explication causale.
À la limite, le collapse y échappe totalement (d’où, je le répète, le «decay» rigoureusement poissonnien, chaque jour constaté et utilisé dans les piles). Il n’y a pas d’explication causale. Mais alors, s’il y a une explication et si elle n’est pas causale, de quelle nature est-elle?
Il ne faut pas se cacher que ce problème est le dernier de la physique. L’ultime: il n’y en a pas d’autre après. Car si l’on sort de l’explication causale, si ce n’est plus de la physique, c’est de la métaphysique, de la magie. Une magie peut-être rationalisable, mais au prix d’un tremblement de terre. Jack Sarfatti (du Lawrence Radiation Laboratory), son ami Nick Herbert, le spécialiste en armes nucléaires, Tom Bearden, beaucoup d’autres en Amérique et plusieurs en France pensent, et parfois même écrivent, quoique encore avec circonspection, que l’explication est néguentropique. Ce qui en clair veut dire finale, volontaire donc consciente! L’un d’eux a appelé le collapse «the push of a will» la poussée d’une volonté. Le mot «volonté» a été employé aussi par Costa de Beauregard, qui souligne le titre prophétique du livre de Schopenhauer: «Le monde comme représentation et comme volonté».
Mais volonté de quoi? De qui? Dès qu’on n’a plus d’explication causale, c’est dans de telles questions que l’on choit.
Et c’est pourquoi le problème du collapse est le dernier de la physique: au-delà, il faut faire appel à autre chose. Les Américains ont appelé «essence noise», bruit fondamental, l’infini je-ne-sais-quoi qui engendre le collapse dans lequel il se produit, d’où il surgit. Dans les discussions des physiciens, on entend avancer en France que le je-ne-sais-quoi est un «océan d’information». Sarfatti dit à peu près la même chose d’une autre façon: le collapse est la transformation d’une information temporelle (timelike) en structure spatiale (space-like). Déjà Dirac remarquait il y a trente ans, croyant ne faire qu’une boutade, qu’en mécanique ondulatoire on ignore le sujet du verbe onduler. Finalement c’est bien de cela qu’il s’agit: qu’est-ce qui ondule? Qu’est-ce qui se cache derrière ces «ondes de probabilités?»
Toutes ces questions, qui n’en forment qu’une, sont apparemment bien loin de nos problèmes d’énergie. Mais ce n’est qu’une apparence. Au début du siècle dernier, quand Œrstedt et Ampère montaient les premières expériences d’électromagnétisme, on ne voyait là qu’un fascinant mystère. Quelques années plus tard Volta et Faraday faisaient circuler les premiers courants électriques et la machine de Gramme se mettait à tourner. La compréhension du «collapse» se dérobe pour le moment, cachée derrière notre complète ignorance des phénomènes «finalisés». Mais jamais peut-être, depuis le commencement de la science, tant d’esprits éminents ne se trouvèrent rassemblés sur un unique problème. Ils sont devant la porte d’un monde nouveau bien plus nouveau que ne fut l’apparition de l’électricité et de l’atome. Ils ont localisé le verrou. Ils essaient de le crocheter. Le passé répond de l’avenir; cela prendra peut-être du temps, mais le verrou sautera.■
Aimé Michel