Comment naquit la violence

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Le monde en marche – La société à l’épreuve

Comment naquit la violence

Atlas – Air France n°80 – février 1973

 

Selon les calculs du psychiatre autrichien Friedrich Hacker, il y a eu dans les pays de civilisation occidentale, pendant chaque jour et chaque nuit des cent cinquante dernières années, un homme tué par un autre homme à la minute. Au cours des cinquante dernières années, ce chiffre n’a pas cessé d’augmenter, passant à un homme toutes les vingt secondes. Depuis que vous avez commencé la lecture de cet article, et rien que dans les pays de haute civilisation, plusieurs hommes ont péri par l’action d’un ou plusieurs autres hommes[1].

Notre cousin le singe

D’où vient ce goût de la violence? C’est Konrad Lorenz qui, le premier, a analysé dans son livre célèbre sur l’agression la différence essentielle qui distingue la violence humaine de la violence animale: c’est que l’homme l’exerce contre ses semblables aussi uniformément que contre les autres espèces. La vieille maxime Homo homini lupus (l’homme est un loup pour l’homme) est fausse si on l’entend comme une comparaison de l’homme au loup. Le loup n’attaque jamais le loup. L’autre maxime «les loups se battent entre eux» est, celle-là, fausse sans aucune équivoque. Quand deux loups se battent, ce n’est qu’une querelle jamais consommée par le meurtre, sauf accident. La vie du vaincu est toujours respectée par le vainqueur, qui pourtant, l’anatomie et les comportements de combat du loup étant ce qu’ils sont, pourrait la lui ôter d’un simple coup de crocs.

Si l’on a beaucoup écrit sur la violence innée de l’homme, ce ne fut guère, jusqu’à ces dix dernières années, que du point de vue du moraliste ou du philosophe, pour lever les bras au ciel et déplorer nos «mauvais instincts». Démarche certes propre à nous édifier mais non à nous faire comprendre les causes, et moins encore, par conséquent, à nous donner les moyens de nous changer.

Pourquoi donc, entre toutes les espèces vivantes, la nôtre est-elle la seule qui ait organisé la violence contre elle-même? Les religions, on le sait, répondent à cette interrogation par l’explication du péché originel: l’homme naît chargé d’une malédiction dont il est lui-même responsable. Cette explication exclut-elle la recherche d’une cause exprimée en termes de science? Certainement pas, puisque la science n’explique qu’en décrivant, sans prétendre aller au fond des choses, qu’elle reconnaît inaccessible à ses méthodes.

Aussi est-il passionnant de suivre les recherches actuellement poursuivies par des savants qui ont eu l’idée de rapprocher les découvertes de l’anthropologie préhistorique et les observations faites sur certaines sociétés de singes.

Écartons d’abord l’objection qui vient tout naturellement à l’esprit, à savoir que l’homme n’est pas un singe. Cela, les savants le savent mieux que quiconque, et surtout ceux qui ont entrepris cette comparaison. L’homme n’est pas un singe. Il ne descend pas davantage d’un singe, comme on le sait, mais d’un animal d’où descendent également les singes.

Femelles et petits d’abord

Ce que l’on peut, en revanche, dire avec certitude, c’est que pendant une longue, très longue période de sa préhistoire, les ancêtres de l’homme eurent des capacités intellectuelles de même niveau que celles des singes actuels; les inégalités intellectuelles des singes offrent un modèle très éclairant à la progression de nos ancêtres depuis la fin de l’ère tertiaire. Or, il se trouve que la sociologie de certains singes présente des structures que l’on retrouve très clairement dans notre société à nous, y compris, souligne l’Anglais Burton Benedict, dans nos activités apparemment les plus évoluées, dans notre travail professionnel, dans les affaires, dans l’organisation même de nos gouvernements! Le hasard seul peut-il en être cause? C’est bien invraisemblable. Voyons cela d’un peu plus près.

On trouve chez les singes deux grands types d’organisation sociale. La première, répandue chez les singes les moins évolués, sépare les femelles et les petits des mâles en cas de danger. On l’observe chez les patas et entelles notamment. Cette dissociation des composants de la société dans les moments critiques a des conséquences lointaines immenses: dans ce cas, en effet, il n’existe aucun groupe social stable comportant en toutes circonstances tous les représentants de l’espèce.

La deuxième architecture sociale est fondée sur les mâles hiérarchiquement organisés. En cas de danger et plus généralement pour toutes les activités importantes, le groupe sous la direction des mâles, agit d’abord en vue de sa sauvegarde collective. L’attention de chaque individu, dans ces moments importants, est orientée vers l’ensemble des autres, organisés autour de la hiérarchie des mâles. Ce type d’organisation est dite centripète (orientée vers elle-même). La première, au contraire, est acentrique, c’est-à-dire dépourvue de centre.

Ce je ne sais quoi…

C’est bien entendu cette structure centripète qui est commune à certains singes (les babouins, les macaques, les gorilles, par exemple) et à l’homme.

L’existence même d’une telle structure chez les singes donne déjà à penser. Par exemple, il est évident qu’elle oblige l’espèce, qui s’organise ainsi, à développer ses procédés de communication. Aussi n’est-il pas étonnant que l’on ait trouvé, en particulier chez les extraordinaires macaques japonais, une véritable ébauche de langage vocalisé où les patientes recherches des spécialistes ont pu identifier quelque deux cents «mots», sans compter une foule de mimiques, gestes, attitudes et rituels, qui multiplient leurs nuances exprimables.

La hiérarchisation autour du sous-groupe des mâles entraîne une deuxième conséquence majeure: elle valorise l’agressivité. C’est en effet par intimidation mutuelle que s’établit leur hiérarchie. Cependant, comme l’a bien montré Lorenz, il faut radicalement distinguer agressivité et violence. Certains (comme on le voit dans le livre de Hacker) ont même pu soutenir avec beaucoup de vraisemblance que, chez l’animal tout au moins, la violence naît le plus souvent d’une insuffisante agressivité, l’individu à qui manque le courage de se défendre contre l’intimidation de ses congénères étant finalement acculé à des comportements  extrêmes où les règles du fair-play ne sont plus observées. Quant à l’intimidation elle-même, ce n’est pas forcément par la menace qu’elle se fait, comme le montre le cas observé par De Vore. Le mâle qui s’impose le fait le plus souvent par d’autres moyens, par exemple le courage, la sagesse, l’habileté, et surtout par ce je ne sais quoi que l’on appelle autorité ou magnétisme.

La violence, chez l’animal, ne se cristallise en hiérarchie que lorsque l’entassement artificiel, par exemple dans les zoos (ou, dans la nature, de façon très temporaire, à l’occasion de fléaux, inondations, incendies), dissout la hiérarchie préexistante dans la cohue.

… qu’on nomme magnétisme

En revanche, la même agressivité, qui garantit la paix au sein de l’espèce, peut engendrer la violence hors de l’espèce: les mêmes babouins, dont la sagesse a fait l’admiration de De Vore, sont capables de mener contre d’autres espèces de singes (les geladas) des guerres sans merci lorsqu’ils se trouvent en concurrence. On voit alors fleurir les guets-apens, les coups de main, les représailles; les prisonniers, s’ils ne peuvent s’enfuir, sont massacrés. Ceci est très important à constater. Car en cela les singes, d’une part, ne diffèrent des autres animaux que par une organisation sociale déjà presque humaine, et de l’homme que par le fait que nous nous traitons nous-mêmes comme les babouins traitent les geladas. La guérilla inter-spécifique des singes nous permet donc de saisir sur le vif une transition capitale entre le monde animal et l’homme: pourquoi les hommes se traitent-ils entre eux comme des animaux d’espèce différente?

C’est là qu’intervient l’anthropologie préhistorique: comme le rappellent R. B. Lee et I. De Vore, la lignée humaine, depuis deux ou trois millions d’années, peut-être plus, s’adonne à la chasse. La société pré humaine est formée depuis toujours de petits groupes centripètes comptant au plus chacun quelques dizaines d’individus se déplaçant derrière son gibier sur de vastes territoires. Chacun de ces groupes a son individualité propre, comme chez le babouin. Seulement, à partir d’un certain moment, peut-être dès l’australopithèque, quelque chose de totalement nouveau apparaît: le langage appris et transmis (Leroi-Gourhan a montré la présence de l’aire du langage dans le cerveau de l’australopithèque). Le langage né d’une tradition (et non inné) crée une différence intra-spécifique; il creuse un abîme entre groupes parlant un langage différent. Il n’est pas en effet qu’un véhicule: il permet l’accumulation culturelle, laquelle façonne l’esprit, le diversifie, le différencie. Le mot «barbare» a été inventé par les Grecs pour désigner une catégorie d’hommes inférieurs, ceux qui ne parlent pas grec, qui baragouinent (barbare signifie baragouineur). Le barbare n’est pas seulement un sous-homme: il est féroce, cruel; c’est un fauve qu’il faut tenir en respect, domestiquer ou abattre. Le mot «barbare» a encore ce sens maintenant!

Le langage a donc aboli les réflexes de respect intra-spécifique chez l’homme. Et derrière le langage, il y a la pensée. C’est en définitive parce qu’il pense que l’homme naît assassin. Beau thème de méditation, à propos du péché originel.■

Aimé Michel

Note:

(1) Friedrich Hacker: Agression et violence dans le monde moderne (Calmann-Levy, 1972).

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