Comment j’ai gracié Louvois

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Les invectives de Diogène

Comment j’ai gracié Louvois

Chronique parue dans la revue Atlas Air France n°90 de décembre 1973

 

Je vais vous faire un aveu: ce Louvois, il m’agace. Il a toujours raison. Il a toujours réponse à tout.

— Sire, me dit-il l’autre jour alors que je caracolais sur le front de mes troupes, n’est-ce pas là une armée que toute l’Europe nous envie?

— L’Europe nous l’envie peut-être, répliquai-je, mais vous êtes parfois bien avantageux, Monsieur de Louvois. Car j’ai le regret de vous le dire, cette armée sans pareille a la chaussette qui godaille.

— La chaussette qui godaille! Mais, Sire, la chaussette qui godaille est une tradition militaire! Les armées du feu roi Henri, votre aïeul de glorieuse mémoire, godaillaient à Ivry. Celles de César godaillaient à Alésia. Celles d’Alexandre godaillaient à Cunaxa. Et celles de Léonidas (que Votre Majesté relise Thucydide), je veux être pendu si elles ne godaillaient pas aux Thermopyles.

— Vous serez donc pendu, Monsieur de Louvois, car Cunaxa n’est pas une bataille d’Alexandre, mais bien de Cyrus le Jeune: relisez Xénophon.

C’est ainsi que je fis pendre Louvois, ce ministre de la Guerre qui m’a toujours porté sur les nerfs.

Mon copain Archiloque prétend que j’ai eu tort de le faire pendre, attendu, dit-il, qu’il ne faut pas bouleverser inconsidérément l’Histoire, et que certains chroniqueurs donnent Louvois comme mort dans son lit. Avouez que si c’est vrai, c’est complètement idiot pour un ministre de la Guerre.

Quoi qu’il en soit, Archiloque et moi en avons discuté ferme tout en cassant la croûte sur le seuil de mon tonneau, tant et si bien que, pour lui faire plaisir, je lui ai accordé la grâce de Louvois. Mais en compensation, j’ai introduit dans l’histoire militaire universelle un élément bien plus révolutionnaire que l’exécution d’un quelconque ministre: j’ai inventé le fixe-chaussette à suspension élastique, innovation dont on cherchera vainement la trace dans les Mémoires de Saint-Simon (ce jaloux) comme dans les Archives Nationales (ce nid à rats), mais qui, en donnant à l’armée française le mollet le plus élégamment galbé de l’univers, a subrepticement changé la face du monde.

Et s’il me plaît à moi de rêver que je suis Louis XIV, et par ce biais d’introduire a posteriori dans l’Histoire certaines nouveautés invisibles à l’œil nu? Qui donc cela peut-il gêner, je vous le demande? Parfois, je me dis que c’est ainsi qu’opère la Providence; en manipulant l’invisible.

Diogene

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