Les invectives de Diogène
Comment avoir l’esprit et les mains libres
Chronique parue dans la revue Atlas Air France n°84 de juin 1973
Ceux qui me connaissent me demandent souvent avec une bien compréhensible admiration d’où je tiens mon étonnant amour du travail.
Il est vrai que j’aime le travail plus que tout au monde. Parmi toutes mes vertus, aucune n’a monté si haut que mon amour du travail, à part la modestie s’entend. On aura peine à le croire, mais quand quelqu’un travaille bien, vraiment bien, je suis capable de le regarder faire presque de l’aube au crépuscule sans jamais me fatiguer.
Comme cette endurance n’est pas chose commune, je crois de mon devoir, pour améliorer la race humaine, de divulguer quelques-uns de mes secrets. On me saura gré, je pense, de bien vouloir contribuer ainsi à l’amendement et à la correction de ces temps de mollesse.
Car, il faut le reconnaître, on n’aime plus guère le travail. On l’aime de moins en moins. Il semble que ce soit une loi: on a toujours tendance à en faire moins et cela ne date pas d’hier, selon la profonde remarque d’un sage qui méditait sur la forme des pyramides d’Égypte.
Pour moi, je ne me lasserai jamais de prêcher l’amour du travail et la rénovation des mœurs. Je n’y mesurerai jamais ma peine, malgré les conseils de prudence de mes amis qui savent bien ce que j’y risque. Car l’amour du travail est une vertu infiniment fragile, qu’il faut ménager. La moindre fatigue l’abat. Surtout quand, comme moi, on a le sens de l’effort. Oui, je crois pouvoir le dire, il n’est personne au monde qui ait de l’effort un sens aussi exquis que moi
Mais, c’est assez. J’ai promis de livrer quelques-uns de mes secrets: les voici.
Pour bien aimer le travail, la première règle est de n’accepter aucune compromission. Si par exemple, vous vous êtes donné pour tâche d’encourager les ouvriers, n’allez surtout pas vous gâter les mains à travailler avec eux. Les ouvriers, sachez-le, sont des effrontés. S’ils avaient l’occasion de rencontrer ceux dont ils écoutent les encouragements avec respect, le respect se perdrait. Oh!, je les connais. Permettez-leur de vous examiner de près et ils ne tarderont pas à répandre que si vous écrivez, si vous faites des discours, c’est parce que vous ne savez rien faire de vos dix doigts, et vingt autres de ces erreurs funestes qui minent une société. Car sur quoi est fondée toute société? Sur le travail des travailleurs et sur leur respect à l’égard de ceux qui les encouragent à travailler.
N’allez pas non plus (c’est mon deuxième secret, le plus subtil) vous compromettre auprès de ceux qui organisent le travail des ouvriers et qui les paient. Car ils vous demanderaient des comptes. Ils vous diraient: «Comment! vous échauffez la classe laborieuse, vous lui apprenez à dire «à bas ci» et «vive ça», et c’est à nous de nous débrouiller avec ci et ça?» Et vous n’imaginez pas jusqu’où irait leur impertinence.
Ne fréquentez ni les uns ni les autres, vous dis-je. Restez entre vous, dans vos gazettes, et pour que nul ne vous reproche de contempler en spectateurs les querelles que vous attisez, feignez de vous battre entre vous. Mais avec vos armes, celles de la Pensée: avec des mots. Laissez les autres échanger les coups. Ce n’est pas votre affaire, sauf (vous m’avez compris) à expliquer comment s’y prendre et à distribuer louanges et blâmes quand l’affaire est finie. Et ne laissez à aucun autre le soin de prononcer les oraisons funèbres quand il y a des morts. Cela vous revient de droit.
Ai-je aussi besoin de vous rappeler que si un droit vous revient plus légitimement encore, c’est celui de trancher de tout en matière d’éducation? Que le travail de la jeunesse et de ses professeurs soit comme la prunelle de vos yeux. Ne vous lassez pas de le commenter, critiquer et réformer. Ne permettez surtout pas aux professeurs qui enseignent de donner leur avis là-dessus: il ne vaut rien. On ne peut être juge et partie.
Si par malheur vous êtes vous-même professeur, hâtez-vous d’émigrer vers le journalisme, les Commissions ou les Cabinets ministériels. Vous aurez ainsi l’esprit et les mains libres pour dispenser votre créativité dans les jambes de vos anciens collègues. Et s’ils ne sont pas contents de l’école qu’on leur fait, ils peuvent toujours se suicider. C’est leur droit le plus strict, le vôtre étant, ne l’oubliez jamais, de prononcer leur oraison funèbre.
J’aurais encore de nombreux et excellents conseils à vous donner, mais souffrez que, pour garder toute sa vigueur à mon amour du travail, je me ménage un peu.
De toute façon, mes bons amis, ce que vous direz sera toujours bien dit. C’est seulement ce que l’on fait qui risque d’être mal fait: vous êtes donc par nature à l’abri de toute erreur. Si je ne commençais à me sentir un peu las, je vous expliquerais mon troisième secret, lequel tient précisément à la nature des erreurs qui accablent le monde. Je me bornerai à vous le livrer tel quel, sans commentaire, coulé dans ce bronze que m’envient les jaloux: en toutes choses, appliquez-vous toujours à bien dire et laisser faire. Ainsi aurez-vous toujours raison sans jamais vous fatiguer.■
Diogène.