«Cette étrange matière»
Arts et Métiers – Mai 1976
par Aimé Michel
Le professeur Alfred Kastler vient de publier[1] le seul livre de langue française à ma connaissance qui raconte la naissance, le développement, les échecs et les succès de la physique quantique depuis, je dirai, sa préhistoire – depuis, Carnot, Boltzmann, Balmer, Roehm – jusqu’au laser et au maser. En 250 pages, notre Prix Nobel de Physique a accompli un effort de synthèse vraiment supérieur, démontrant sa profonde maîtrise théorique et expérimentale du sujet. Mise à part les hautes énergies et la relativité, on peut dire que, écartant le détail, il dénude la structure essentielle de la physique moderne. En passant, il suggère parfois des directions de recherche prometteuses, comme il n’a jamais cessé de faire dans son laboratoire de l’E.N.S. avec le succès que l’on sait. Ce n’est pas de la vulgarisation. Et cependant le non professionnel un peu cultivé mathématiquement suit très bien. Moins cultivé et même en sautant les démonstrations, il comprend encore, tant est claire la pensée.
C’est la première originalité de ce livre: l’ingénieur voué au concret et qui n’a pas toujours le temps de suivre les mouvements de la physique fondamentale, en trouvera là à la fois l’histoire et le tableau actuel. Souhaitons qu’un autre physicien soit capable d’une pareille plongée dans le domaine des hautes énergies, où l’encombrement devient effrayant.
L’autre originalité de Kastler, c’est sa profondeur philosophique. Son livre est exactement celui qu’on attendait depuis ceux de Monod et Jacob. On se souvient que selon les affirmations de ces deux éminents biologistes, popularisées, depuis le début des années 70, les mystères de la vie se réduiraient en fait à de la physique quantique. D’après eux, la biologie moléculaire explique toutes les structures vivantes plus complexes (dont l’homme et son cerveau font partie), et est elle-même une conséquence aveugle et mécanique de la physique des quanta. Dès lors, on ne peut que se demander: que pense le physicien quantique de cette affirmation?
Eh bien, le physicien n’est pas d’accord. Il constate d’abord que, dans leurs modèles, les biologistes ont obtenu leurs résultats essentiels en empruntant au physicien et au chimiste les modèles corpusculaires, et notamment ceux de la stéréochimie. Mais… l’autre aspect de la réalité physique à l’échelle atomique, la nature ondulatoire de la matière, est encore peu familier au biologiste (p. 255). Est-il alors vraisemblable qu’un seul aspect de la microphysique, l’aspect corpusculaire, se manifeste dans les phénomènes vivants et que son aspect ondulatoire complémentaire, sous prétexte que l’on n’en a pas besoin pour le moment en biologie moléculaire, reste muet et sans conséquence? Kastler conseille aux biologistes de ne se prévaloir qu’avec prudence d’une physique que les physiciens, eux, savent pleine de mystère, peut-être d’inconnaissable. «Le biologiste qui voudrait, de l’état actuel des connaissances en biologie, tirer des conséquences philosophiques, ressemble un peu trop au physicien d’avant l’année 1900 qui croyait sincèrement que la physique était une science achevée…». (J’ai eu l’occasion de citer ici même cette bourde mémorable de Lord Kelvin.)
Quelle que soit la nature et l’origine de la vie, Kastler souligne le paradoxe où s’enferment les biologistes qui, de la formidable improbabilité manifestée dans les phénomènes vivants, impossibles à imaginer comme produits par le seul hasard, tirent la conséquence que ce miracle n’a pu se produire qu’une fois et que l’homme est le seul être pensant de l’univers.
Si l’avènement de la vie est si hautement improbable que la chance pour qu’elle se manifeste ailleurs est nulle dit Kastler, alors la chance est également nulle pour qu’elle se soit produite sur notre planète. Autrement dit, il n’y a aucun espoir d’expliquer l’avènement de la vie et son évolution par le jeu des seules forces du hasard. D’autres forces sont à l’œuvre.
Quelles forces? Kastler ironise sur l’effroi que le mot «finalité» semble produire chez certains biologistes, attendu, souligne-t-il, que ces biologistes veulent à toute force expliquer la vie par le jeu aveugle de trois physiques qui, aux yeux du physicien ne semblent pas aveugles du tout, mais bien elles-mêmes finalisées, calculées en vue d’un plan! Par exemple le principe d’exclusion de Pauli, d’où découle tout ordre. Sans lui, tout s’effondrerait. Ou plutôt, rien n’aurait jamais été que chaos. Ce principe qui par le jeu de l’évolution universelle a permis l’apparition de l’atome, puis de la molécule, puis de la vie, et donc finalement de la pensée, est-il un principe de causalité aveugle ou de finalité intelligente?
Ce qui naturellement, conduit Kastler à poser le problème d’une pensée créatrice, «terrible point d’interrogation». L’univers, dit-il, est vraisemblablement générateur de vie d’un bout du ciel à l’autre. L’humanité terrestre n’est qu’une pensée vivante parmi une infinité d’autres, et il faut renoncer à la naïve croyance que nous sommes le but et le nombril de toutes choses. Nous sommes comme l’un de ces glands innombrables que le chêne jette au hasard chaque automne, dont un seul peut-être germera, les autres étant destinés à pourrir. L’humanité ne peut compter, pour se sauver, sur une destinée toute préparée et assurée sans elle. Elle ne poursuivra son destin qu’au prix de toute sa prudence et de tous ses efforts, car l’univers et la pensée n’ont pas besoin d’elle et peuvent continuer sans elle ailleurs que sur la Terre.
On est surpris, à lire ces simples paroles, qu’elles ne fassent pas depuis longtemps partie de notre patrimoine spirituel, tant elles sont évidentes. Kastler a raison: même les hommes qui croient avoir renoncé à toute religion continuent de penser sans s’en rendre compte qu’une providence veille sur eux et parlent de l’avenir comme s’il leur était dû. Mais rien ne nous est dû.
Nous voilà loin, apparemment, de la physique. C’est pourtant la méditation sur la physique qui conduit Kastler jusque-là. Remercions ce grand esprit d’avoir su établir une voie entre son cœur et sa raison, et de nous l’avoir montrée.■
Aimé Michel
Note:
(1) Alfred Kastler (Prix Nobel de Physique): Cette étrange matière (Stock 1976).