C’est la faute à Rousseau!
Chronique parue dans France Catholique − N° 1618 – 16 décembre 1977
Un monsieur, l’autre jour, expliquait à France-Culture comment il assumait sa virilité, et je pensais à l’argumentation si profonde et si vraie de Rousseau sur, ou plutôt contre, les spectacles.
Jean-Jacques redevient, on le sait, à la mode, c’est-à-dire que force gens, au fond parfaitement d’accord sur l’essentiel, feignent, pour faire du bruit, d’échanger force coups de bâtons, mais sur son dos, car il est mort, on ne le retrouvera ni au comité de lecture de tel éditeur qui peut vous nuire, ni à la chronique littéraire de tel journal. Rousseau a tant écrit et s’est tant contredit qu’on peut toujours le rosser, il l’a bien mérité par quelque endroit.
Mais venons à l’argument.
Rousseau dit qu’il ne faut pas montrer les passions des hommes (au passage bâtonnons-le un peu, si l’on veut, car tout le déballage de la littérature passionnelle des deux derniers siècles est né des six premiers livres de ses Confessions). Il ne faut pas, dit-il, montrer les passions, car c’est faire découvrir à qui vous lit que les autres sont aussi pitoyables, aussi mauvais, aussi corrompus et hypocrites que vous-même, cela détourne vos regards des modèles héroïques dont jusque-là vous faisiez votre idéal, et l’idée funeste s’installe peu à peu en vous que si «tout le monde fait cela», certes quand je me considère tel que je suis sous mon propre regard et sous celui de Dieu, la honte me prend, mais en découvrant tant d’hommes intérieurement aussi peu reluisants que moi, me voilà soulagé, toute honte se va dissipant.
L’expression des passions (surtout au théâtre dit Rousseau, mais qu’aurait-il ajouté connaissant le cinéma et la télévision!) est donc mauvaise, elle enfonce l’homme dans sa médiocrité, lui ôte toute envie de se réformer, de s’améliorer et, crime suprême, elle dépossède l’humanité de ses héros, elle éteint ses phares, elle lui vole les sublimes modèles dont les vertus peu à peu la sortent de la barbarie.
Depuis Rousseau, on s’est du reste avisé que c’était insuffisant: comme, malgré tout, les phares de l’humanité se voient de loin, on démystifie le héros, on le fouille à la loupe, on s’efforce de ne le montrer que par ses côtés mesquins et misérables. Ce ne sont plus ses exploits ni même ses crimes qui intéresseront chez Richelieu, ce sont ses hémorroïdes (suggestion désintéressée pour un livre sûr à la vente: expliquer la Guerre de Trente ans et le traité de Westphalie en 500 pages par les hémorroïdes de Richelieu, titre: la Chaise percée. Mais peut-être arrivé-je trop tard? Peut-être existe-t-il déjà, ce livre enfin véridique?)
Enfin, même s’il n’y a pas moyen de trouver la moindre hémorroïde, Freud est là avec sa «sublimation», qui prouve que toute grandeur chez l’homme n’est que le déguisement d’une bassesse.
Ce monsieur, donc, assumait sa virilité dans le micro de France-Culture, écho fidèle du bavardage parisien. Et le public, par téléphone, l’interrogeait. Et de ce dialogue de l’exhibitionniste avec un public assuré de l’anonymat naissait l’impression si forte de l’âme dévoilée.
Seules la radio et la télévision permettent ce jeu-là, surtout la radio, où le déshabillage peut aller aussi loin que l’on veut sans se heurter à l’obstacle de l’image. Ficelles, cependant, car ainsi que Pierre Schaeffer ne cesse de l’écrire depuis trente ans, la seule vraie réalité dans l’«Objet sonore» n’est ni dans celui qui parle, ni dans celui qui l’interroge, ni dans le réalisateur qui dans la coulisse croit fabriquer leur relation occulte, elle est dans leur combinaison inattendue, objet d’art si l’on veut, mais surgi de leur enchaînement au micro et aux silences qu’il faut remplir.
Dans ce cas particulier, on ressentait l’insatisfaction du monsieur venu là pour dire une chose et qui se trouvait contraint à en dire une autre, l’impuissance de l’intervieweur, en l’occurrence une dame, à faire dire ce qu’elle eût voulu entendre, l’impuissance enfin du présumé tireur de ficelles qui voyait ses marionnettes lui échapper. Dès lors, en définitive, qu’était-ce donc qui s’exprimait là, et qui n’était aucun des protagonistes?
Question probablement obscure même aux lecteurs de ce journal qui, comme tout le monde, s’imaginent sans doute simplement entendre M. X… interviewé par Mme Y…
Pourtant, chacun parle de l’«influence des mass media», mais croyant entendre par là que cette influence appartient à quelqu’un.
Eh non! Cette influence va on ne sait où, comme la technologie dans son ensemble, qui n’obéit jamais aux contraintes qu’on croit lui imposer, ni à la planification, ni à la loi, ni à la volonté d’un tyran. N’est-il pas singulier, quand on lit le premier livre d’un évadé tout frais émoulu des asiles psychiatriques soviétiques encore tout imprégné d’halopéridol[1], de découvrir qu’on n’a rien à apprendre à ce malheureux, et que toute la vérité du monde extérieur parvenait toujours à trouver son chemin à travers la propagande, les barbelés, les barreaux, le silence de son cul-de-basse-fosse, les hallucinations de son cerveau détraqué par la drogue, jusqu’à son âme presque éteinte?
Nous autres Français, nés malins, nous demandons encore quelle puissance cachée manipula les mass media pour en faire le Watergate. Le plus puissant monarque du monde chassé par la presse! Une presse obéissant à qui? De même, qui, en réalité commande les fameuses et apparemment toutes-puissantes multi-nationales? Et qui l’attaque universelle contre les multi-nationales?
Interrogez le Café du Commerce: chacun a sa réponse, généralement malveillante.
Mais il faut aller au fond: quand on s’est bien complu dans l’accusation, croit-on qu’un homme, ou un groupe d’hommes, pourrait par exemple retourner l’Union soviétique comme un gant? Relisons Notre Jeunesse, de Péguy, publié je crois vers 1905. Péguy était ce qu’on appelait alors «socialiste», et maintenant ultra-gauchiste: n’empêche, en quelques phrases de bronze, ce socialiste annonce l’avènement du socialisme, puis son inéluctable transformation en stalinisme vingt ans avant, et sans soupçonner qu’il nous viendrait de Russie.
Alors? Péguy voyait-il dans l’avenir? Il voyait dans le présent. Il voyait les ressorts de l’Histoire. Et que les hommes n’ont sur eux nulle prise, et que ces ressorts obéissent à ce que les Anciens appelaient le Destin, et nous la Providence.
Nous les jugeons cruels. Mais qu’est-ce que cela prouve? Que notre âme, ou appelez cela comme vous voudrez, n’est pas de ce monde, puisque nous ne comprenons pas où ils nous mènent, et qu’ils écrasent en passant nos désirs trop courts. L’enfant que son père conduit chez le dentiste trouve son père cruel. Quand il sera grand, il ira de lui-même chez le dentiste. Tout adultes que nous sommes, nous gémissons sous la roulette qui taraude une invisible carie. Mais le Dentiste sait, Lui, le but qui nous reste caché. Il me semble parfois l’entrevoir en écoutant trois aveugles comme moi échanger des propos qu’ils s’étonnent de dire.■
Aimé Michel
Notes:
(1) Voir par exemple, de Leonide Plioutch: Dans le Carnaval de l’Histoire.