Casse-tête divers
Arts et Métiers – avril 1981
par Aimé MICHEL
L’un des casse-tête des pays avancés est certainement l’humeur baladeuse des milliers de milliards pétrodollars qui, au lieu de s’investir, provoquent l’instabilité (précisément en se baladant) et spéculent sur ce qu’ils provoquent sans même s’enrichir.
Un autre casse-tête est celui du travail au noir. En Italie du sud, c’est le travail au noir qui est en train de réussir ce que toutes les initiatives publiques et privées («capitalistes») avaient raté: sortir le pays de son arriération économique traditionnelle. L’économiste libéral américain Milton Friedman soutient paradoxalement que le travail au noir, loin d’être une maladie à guérir au plus tôt (au besoin par la chirurgie) constitue la réponse «saine et naturelle» de la force des choses aux élucubrations du législateur! Selon lui, il est vain de vouloir lutter contre ce qu’il considère comme l’éternelle volonté de gagner sa vie avec le moins d’ennuis possible.
Tout voyageur qui, aux États-Unis, ne se borne pas d’aller d’hôtel en hôtel, mais pénètre dans le secret de la vie privée, constate qu’en effet, il est à peu près impossible de maintenir une maison ou un appartement américain en état de marche sans le recours des bricoleurs du quartier.
J’ai vu cela aussi bien à New-York que dans le Middle West ou en Californie. Je l’ai vu, non sans étonnement, à une époque où le travail au noir était encore considéré en France comme un vestige de la mentalité villageoise en train de s’éteindre. Chez un ami, habitant la région de San Francisco, qui faisait ainsi réparer l’une de ses deux ou trois salles de bain par un étudiant de physique-plombier, je consultai le bottin et trouvai plusieurs entreprises légales offrant tous les bricoleurs voulus.
‒ Pourquoi utiliser un étudiant, lui demandai-je, alors qu’ici je vois qu’on t’offre le dépannage immédiat sur simple coup de téléphone et dans la loi?
‒ Par philanthropie, me répondit-il froidement: je donne mon argent à un étudiant fauché. Par souci moral: j’encourage ce jeune homme de bonne volonté au travail. Et surtout par sens civique: je défends la constitution américaine contre les empiétements des bureaucrates de Washington.
‒ Et aussi, parce que c’est moins cher?
‒ Oui, c’est un autre aspect moral de la question: il serait immoral que j’engraisse une entreprise millionnaire qui exploite ses ouvriers plutôt que de payer moi-même l’ouvrier directement.
Mon ami était, on le voit, un adepte de Milton Friedman, dont il n’avait d’ailleurs jamais entendu parler.
D’après le Bureau international du Travail, le nombre des personnes travaillant au noir en France serait de 800’000, avec un chiffre d’affaires d’au moins 10 milliards, d’où les pertes sèches suivantes, entre autres: TVA, 6 milliards, ASSEDIC: 18 milliards. Ces chiffres disent-ils tout? J’en doute, car d’une part, il n’est pas impossible que le travail au noir active les affaires et enrichisse indirectement le fisc, voir l’exemple italien! Ensuite il faut se demander d’où viennent ces 800’000 travailleurs. On feint de croire que la plupart font des heures supplémentaires, qu’ils complètent ainsi un salaire principal conforme aux lois. Nous savons tous très bien que ce n’est là qu’une partie du phénomène. Beaucoup, peut-être la plupart, sont des «demandeurs d’emplois». Ils considèrent l’allocation chômage comme un appoint, ou plutôt comme le droit de base légalement détenu par chacun avant tout travail. Et remarquons que ce dévoiement est un produit bâtard de la loi, qui considère à juste titre comme suspect tout citoyen dépensant de l’argent sans source de revenu. Il faut donc une source légale, et c’est le chômage. En émargeant au chômage, on acquiert le droit de dépenser de l’argent, donc d’en gagner illégalement.
Tout cela est très cynique, surtout quand on pense aux vrais chômeurs, pour qui la perte du travail ou l’impossibilité de s’intégrer dans la société économique légale (cas des jeunes) est une tragédie. Face à l’injustice, on est enclin à faire appel à la justice; tel est l’esprit de deux rapports récents sur le travail au noir, celui de M. Robert Delorozoy, et celui de M. Jean Fau, Conseiller à la Cour de Cassation, le plus récent (février). M. Fau propose en outre de légaliser le travail au noir, à condition qu’il ne soit qu’occasionnel, qu’il ne soit le fait que de travailleurs désireux de se faire un supplément ne dépassant pas huit heures par semaine, afin d’acquitter les charges sociales. «France, mère des Arts, des Armes et des Lois!». Il y a quelque chose de touchant dans ces suggestions, qui montrent une foi inébranlable dans l’efficacité de la réforme «dispensée». Si la réforme dispensée marchait, l’URSS serait un paradis, et cela se saurait. Il se trouve que l’URSS est le paradis, si l’on peut dire, du travail au noir! Alors!
Avant d’imaginer des lois pour l’extinction du travail au noir qui rappellent l’extinction du paupérisme tous les soirs après 22 heures de feu Ferdinand Lop, il faudrait disposer d’une étude scientifique, objective, internationale, des circonstances qui le font apparaître. Pourquoi tend-il à devenir un phénomène universel dans les pays à technologie avancée, ou assez avancée? Pourquoi ce sous-produit fâcheux, inattendu, marginal et apparemment inéluctable du progrès?
Marginal, remarquons qu’il tend lui-même à marginaliser la légalité. «Écoutez, me dit ce virtuose du dépannage des appareils ménagers, moi, je veux bien travailler légalement. Seulement, tout ce que je sais faire, c’est dépanner. Leurs paperasses, j’ai essayé, mais (en français dans le texte) j’y entrave que dalle. Que demande le peuple? du dépannage. Ça, je connais, sans me vanter. Pourquoi faut-il qu’un dépanneur sache aussi toutes ces … (autres propos en français dans le texte). Je ne vois pas le rapport!»
En attendant l’étude objective du travail au noir, puis éventuellement son extinction, qu’on me permette de le rapprocher de quelques autres phénomènes incompréhensibles:
‒ Le fonctionnement aberrant du «système» (au sens le plus vague et le plus général) italien. Qu’est-ce qui fait fonctionner ce beau pays où le gouvernement – certes très respectable -n’existe qu’épisodiquement; où la fiscalité, d’une complication délirante, n’est jamais appliquée (tout se règle finalement par des discussions); où les «disoccupati» travaillent comme tout le monde, souvent plus, mais au noir; où les contre-pouvoirs sont innombrables et incohérents, sans parler de l’«opposition» qui, en fait, gouverne elle aussi, surtout localement; un pays enfin où toutes les catastrophes, des tremblements de terre aux dévaluations, sont digérées, où chacun «s’en tire», et s’en vante, et qui donne des signes évidents de richesse?
‒ Prospérité, ou plutôt progrès galopants de petits pays économiquement archi-libéraux (TaïWan, Hong-Kong, Singapour, Corée…). «Ils travaillent», dit-on. Oui, mais pourquoi?
‒ Désuétude croissante des indicateurs économiques. Plutôt que des définitions, donnons des exemples: même dans nos statistiques, les pays de l’Est ont des taux de croissance supérieurs aux nôtres; mais bizarrement, leur retard s’accroît! Autre exemple: un pays substitue chaque année, dans son PNB, à un milliard de dollars de matières premières, un milliard de dollars de services: croissance zéro. Et pourtant… Ou encore: qui croit sincèrement que l’évolution négative des É.U. prévue cette année sera une vraie «régression»? Ou enfin: les milliards investis dans Ariane ou le nucléaire ont-ils la même signification que ceux requis par l’entretien des routes?
Problèmes difficiles, requérant patience, obstination, sang-froid. Il y a dans l’économie des paramètres non économiques encore mystérieux, formant les «mystérieux horizons du troisième millénaire».■
Aimé Michel