Barons et manants d’eau douce
Article paru dans Toute la pêche N°4, septembre 1962
Par Aimé Michel
• Trois ans à la recherche d’une truite colossale dans les Basses-Alpes.
• Certains poissons semblent avoir le sens de la propriété foncière.
• Au-delà d’une certaine taille, la notion de frontière ne joue plus.

Mystères de la vie sauvage! je sais un pêcheur de truites qui passa trois bonnes années de sa vie à chasser un unique poisson, une truite d’une taille colossale entrevue un matin à travers l’eau limpide d’un «tomple» de l’Ubaye, dans les Basses-Alpes. Aussitôt aperçue, il en tomba littéralement amoureux. Le pauvre homme montrait en effet tous les symptômes de la passion frustrée. Il en parlait à tout le monde (sans toutefois préciser, bien entendu, le lieu de sa trouvaille). Il en rêvait la nuit.
— Elle est comme ça, je le jure! proclamait-il en esquissant des deux mains le geste que vous savez, geste d’ailleurs si démentiel que le bruit se répandit bientôt dans les bistrots du coin qu’un sous-marin américain avait remonté le cours de la rivière jusqu’aux environs de Barcelonnette.
Pendant toutes les vacances, le malheureux dédaigna toute autre prise. Ce qu’il voulait, c’était sa truite, et nulle autre. On le crut fou. Quand il passait dans la rue Manuel, les enfants le désignaient du doigt comme le fada qui voulait pêcher le Nautilus.
La truite enfin ferrée!
Puis il rentra à Paris, et ce fut bien pire. Il se mit à étudier les mœurs des truites dans les livres. À la veillée, il en parlait à sa femme. L’année suivante, fort d’une érudition nouvelle, il se remit en chasse, toujours en vain. Après l’avoir raillé, on le plaignit. Mais lui se moquait de la foule: comme le mystique possédé par une idée, il vivait dans son rêve. Seuls quelques amis savaient encore qu’ «il l’avait vue samedi dernier, et qu’elle avait encore grossi».
Des clans se formèrent. Pour les uns, sa truite était une hallucination provoquée par le soleil et le pastis. D’autres se mirent à croire à la merveille. On fit des paris. Et ce fut de nouveau la fin des vacances. J’abrège: la troisième année enfin, après de nouvelles études et Dieu sait quels prodiges de stratégie, de ruse et de patience, il finit par ferrer son Nautilus. Ce fut un triomphe, car il avait à peine exagéré. Sa photo parut dans un journal local. Et depuis lors, ce héros vit sur un souvenir, comme les survivants de Verdun.
Les poissons ont leur domaine

À l’époque, mon intérêt pour les énigmes animales ne s’était pas encore porté sur les poissons. Les précisions qu’il donnait sur les «paysages» préférés de sa truite phénoménale, sur ses promenades quotidiennes, sur ses habitudes, sur ses manières mêmes, tout cela me semblait relever d’une douce folie. Et puis, en étudiant les livres de Tinbergen, fameux observateur hollandais des mœurs des poissons, je fus frappé par des similitudes avec d’autres observations, concernant, celles-là, des animaux bien différents: les hippopotames (mais oui!) décrits par le savant suisse Hediger, les taureaux de Camargue étudiés par les collaborateurs du Pr Hoffmann à la Tour de Vallat, et même les chiens et les chats de Konrad Lorenz. En particulier, il semblait bien que les poissons eussent, comme tous les autres animaux, le sens de la propriété foncière, je veux dire que chaque poisson s’installe en un lieu qu’il considère comme sa propriété, dont il fixe les limites et dont il défend les frontières. Bref, mon pêcheur barcelonais semblait bien avoir entrevu quelque chose de réel, et quelque chose de très important dans la vie de la rivière. Le désordre apparent de cette vie, les vagabondages de la gent aquatique, tout cela cachait peut-être en réalité un ordre strict, aussi strict que le cadastre rural ou la circulation des villes.
Et, en effet, il en est bien ainsi. On en est désormais certain, grâce aux patientes expériences menées à l’Institut de recherches sur la vie en eau douce de Drottningholm, par deux savants suédois dont j’ai déjà parlé: Eric Fabricius et Karl-Jacob Gustafson.
«Salmo alpinus», propriétaire foncier
Ces expériences, les deux graves professeurs les ont faites sur une espèce de saumon, le Char, qui n’existe pas en France à ma connaissance. Son nom savant est Salmo alpinus. Les photos que j’en ai le montrent un peu plus trapu que le saumon commun, avec une robe plus sombre, surtout sur les flancs, et constellée de taches claires. Sa mâchoire inférieure, nettement mussolinienne, lui donne le faciès d’un monsieur pas commode et sûr de ses droits.
Et ses droits, eh bien! il les connait, en effet, parfaitement, et les défend avec hargne. Le principe de l’expérience est fort simple: dans un vaste aquarium de sept mètres de côté reproduisant exactement le fond et l’eau de la rivière Blasioälven où ils ont été pêchés, on jette une vingtaine de chars, mâles et femelles. Et on attend.
Batailles dans l’aquarium
Tout d’abord, les vingt bestioles nagent dans tous les sens, un peu affolées. Puis, peu à peu, les coups de nageoires désordonnés se calment. Les ruées en éclair sur de grandes distances disparaissent, faisant place à une exploration systématique du nouvel habitat et à un examen curieux des voisins et copropriétaires. Finalement, au bout de quarante-cinq minutes, l’ordre est revenu. Et il s’agit véritablement d’un ordre: «On observe, écrit Fabricius, que plusieurs mâles se mettent à occuper un emplacement bien défini, ce qu’on appelle un territoire, et dès la première expérience, la surface de l’aquarium se trouve bientôt toute entière divisée en de tels territoires. Les mâles en question croisent sans cesse d’un bout à l’autre de leur propriété, attaquant férocement tous ceux qui font mine d’en franchir les limites. Grâce à ces manœuvres, ils se révèlent parfaitement capables de faire le vide, tenant à distance les autres chars, sauf en quelques occasions où le territoire est envahi par des groupes nageant en force (nous verrons tout à l’heure l’importance de cette observation pour le pêcheur). Pendant les trois premiers jours de l’expérience, poursuit le savant suédois, d’autres poissons furent souvent tolérés à l’intérieur des frontières, à condition de nager au fond (autre observation importante), mais étaient attaqués au moindre mouvement vers la surface. Une partie de l’aquarium resta libre de toute occupation: c’était une zone neutre, où nageaient les poissons n’ayant pas occupé de territoire personnel.»
Cela, c’était l’organisation en temps normal. Mais Fabricius nota également qu’à l’occasion d’une bataille, l’agresseur pouvait poursuivre son adversaire hors de ses propres frontières, franchissant ainsi celles de ses voisins. Ceux-ci alors entraient dans la mêlée, attaquant furieusement poursuivant et poursuivi. Pendant quelques secondes ou quelques minutes, une confuse mêlée s’ensuivait. Les frontières semblaient oubliées. Mais tout ce petit monde se calmait bientôt, et chacun rentrait sur ses terres, exactement comme avant.


Changements de fief
Fabricius voulut savoir pendant combien de temps chaque poisson restait fidèle à son territoire. Il poursuivit donc son expérience pendant plusieurs semaines, et ce qu’il observa ne manque pas d’intérêt: en fait, si rien ne l’en chasse, le poisson reste chez lui indéfiniment. Qu’est-ce, alors, qui peut l’en chasser?
1° D’abord, le danger. Si son territoire est situé entre ceux de deux congénères trop mauvais coucheurs, trop agressifs, le char finit par se fatiguer de ce voisinage, et change de pénates. Il s’en va alors se tailler ailleurs un nouveau fief. Cela ne se fait pas sans bagarre. Un nouvel équilibre s’établit bientôt, et la défense des frontières recommence comme précédemment. On comprendra que de telles péripéties soient d’autant plus fréquentes que les poissons sont plus nombreux, et ceci explique qu’un pêcheur qui connaît bien sa rivière réussisse d’excellentes performances même si elle n’est pas très poissonneuse, car dans ce cas l’ordre règne, et le pêcheur finit par avoir l’intuition de cet ordre et en profiter.
2° Les frontières peuvent s’effondrer pour une autre raison, qui est la disparition d’un occupant. Si l’un de ces propriétaires terriens est péché, son territoire est occupé par d’autres, et il se fait une redistribution de toute la surface. On comprend mieux dès lors comment deux pêcheurs trop rapprochés peuvent se gêner: ce n’est pas seulement la concurrence qui trouble leur réussite, mais bien le désordre combiné de leurs prises respectives.
3° Nous avons vu tout à l’heure qu’une volée de poissons nageant en force peut, elle aussi, semer la pagaïe dans l’ordonnance des territoires à l’intérieur desquels chacun mène sa petite vie. Cela explique que les poissons ne mordent pas quand un incident vient semer la panique dans la rivière ou le torrent: chute d’un caillou, irruption d’un corps étranger, barque ou autre, bruit intempestif sur la rive. Beaucoup de pêcheurs s’imaginent que le poisson ne mord pas quand il a peur. On a compris, je pense, qu’il s’agit de tout autre chose: le poisson ne songe à ses petites affaires, et notamment à manger, que lorsqu’il est chez lui. Hors de chez lui, son but est autre: il s’agit de chasser un rival (ou de fuir), de trouver un territoire, etc. Le coin rêvé, c’est celui où chacun est chez soi.
Les espèces différentes s’ignorent
Comme toute expérience, celle du Pr Fabricius simplifie les conditions réelles. Dans une rivière, il n’y a pas qu’une seule espèce. Que deviennent les territoires dans une rivière occupée par de nombreuses espèces différentes? C’est à la fois très simple et très compliqué. Très simple: en principe, les espèces différentes s’ignorent. Le territoire d’un brochet, par exemple, pourra être divisé en une marqueterie de petits territoires par des perches, en une autre marqueterie par des tanches ou des truites. En principes, chaque espèce ne défend son territoire que contre ses congénères. Cette superposition de frontières qui s’ignorent est déjà assez complexe. Mais il y a plus: au-delà d’une certaine taille, un poisson d’une espèce donnée cesse de tenir compte des frontières des autres poissons plus petits, même d’espèce identique. Il se considère comme un seigneur, et se soucie peu de marcher dans les plates-bandes du manant. Ce fut là sans doute le secret du Nautilus, truite monstrueuse restée dans la légende d’une rivière alpine. Si elle fut si difficile à vaincre, ce fut très certainement parce que son territoire était vaste, compliqué, et ses habitudes quotidiennes aussi imprévisibles que celles d’un puissant baron, libre sur un fief aux frontières élastiques.
N’avais-je pas raison d’évoquer les mystères de la vie sauvage? Comme notre société humaine, le petit peuple de l’eau a ses lois, et le secret du pêcheur est de savoir les deviner pour les tourner à son profit. Car dans la rivière comme dans la chicane, la loi ne commence à devenir intéressante que quand on a appris à la tourner.■
Aimé Michel