Avant d’être des hommes qui étions-nous ?

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Avant d’être des hommes qui étions-nous ?

Chronique parue dans France Catholique − N° 1789 – 27 mars 1981

 

L’homme est sorti de la préhistoire amnésique. Nous constatons qu’à partir d’une certaine date, variable selon les lieux, il s’est mis à écrire, laissant ainsi une partie de lui-même survivre dans la mémoire de ses descendants, à condition qu’ils sachent lire! Les premières traces écrites montrent que leurs auteurs ne savaient rien sur leurs origines. Aventure étrange! Quand nous regardons vers notre passé, notre vue porte jusqu’à l’orée d’une forêt impénétrable: c’est de là que nous sommes sortis: mais comment? Ayant traversé quelles aventures? À quoi ressemblions-nous au fond de cette forêt de siècles, quand nous n’étions pas encore des hommes?

La préhistoire fait actuellement de grands progrès, qui troublent ce que l’on croyait savoir il y a seulement un quart de siècle. La réalité s’avère plus étrange qu’on ne croyait. Certains faits demeurent incompréhensibles.

Par exemple, et quel exemple! d’où sort au juste l’Homo sapiens, c’est-à-dire nous-mêmes? Quand j’ai commencé à m’intéresser à la préhistoire, et ce n’est pas si vieux, le schéma général de notre origine semblait assez simple, fondé sur des documents solides. En commençant à l’australopithèque, petit être plus ou moins vertical, sans front, sans menton, muni de dents carnassières et se servant de pierres à peine retouchées en guise d’armes et d’outils, on passait au pithécanthrope, grandi à notre taille actuelle, quoique toujours de face assez bestiale, inventeur du feu, puis à l’homme de Néanderthal au front bas, au crâne très volumineux vers l’arrière, aux formes générales grossières, déjà habile à tailler la pierre mais incapable de tout art − du moins de tout art laissant des traces − enfin l’Homo sapiens, né du précédent il y a environ quarante mille ans.

Discontinuités dans la série

Les savants avaient une raison apparemment excellente de croire que ce tableau général ne pourrait plus subir de changements profonds: c’est que ces êtres se succédaient dans le temps de façon tout à fait évidente et satisfaisante. En fouillant les habitats, on trouvait leurs restes superposés dans l’ordre, comme une invitation à conclure. En effet, comment ne pas conclure? Je me rappelle une réflexion de M. Leroi-Gourhan à qui je demandais s’il y avait des discontinuités: Des lacunes, dit-il. Il y a et il y aura toujours des lacunes. Mais elles ne cessent de se combler. Ce sont des lacunes dans nos connaissances. Quant à des discontinuités, s’il y en a, nous n’en voyons nulle part.

Et en effet, où imaginer des discontinuités dans une série où tout se tenait? Les lacunes ne se situaient pas entre ces divers êtres successifs, se suivant à la queue leu leu, mais dans la superposition de ce qu’on appelle leurs industries, ce qui a priori était non seulement compréhensible, mais prévisible et inévitable. Supposons en effet que dans dix mille ans des archéologues fouillent les vestiges d’une ville africaine: ils y verront apparaître sans transition la civilisation occidentale de notre XIXe siècle, une culture industrielle sur une culture médiévale ou même néolithique. Entre les deux cultures, inévitablement, une énorme lacune. Voilà les seules difficultés que les préhistoriens, il y a vingt-cinq ans, pensaient avoir encore devant eux.

Et pourtant, cela ne marche plus du tout! Pourquoi? Que le lecteur me pardonne cette habitude de poser des questions. C’est qu’on entre beaucoup plus profondément dans la pensée scientifique en marchant dans les pas des savants, en se posant après eux les questions où ils ont médité, voire en commettant leurs erreurs de raisonnement. La question est donc: où et comment est-on menacé de découvrir des discontinuités dans une série où l’on n’en voit pas? Ou, encore plus précisément: étant donné qu’on trouve des hommes de Néanderthal jusque vers 40’000 ans dans le passé, puis des Homo sapiens vers la même date, d’où peut surgir la difficulté?

Plusieurs espèces humaines

La réponse est simple et, il faut le reconnaître, inattendue: l’Homo sapiens ne peut guère être un homme de Néanderthal transformé pour la raison (découverte depuis) que très longtemps après l’apparition des premiers Homo sapiens − une dizaine de milliers d’années (cent siècles…) − il y avait encore des hommes de Néanderthal. Dans la région cantabrique, entre Santander et San Sébastien, J. Altuna et L.-G. Straus ont fouillé de ces vieux habitats. On voit dans leurs graphiques comme un remplacement de l’espèce Néanderthal par Sapiens.

Ailleurs, sur des sites proches, les deux espèces semblent avoir longuement coexisté. En Palestine, certains ossements font même penser à un métissage, si toutefois un métissage est possible entre deux espèces.

Deux espèces humaines! Et ce n’est pas tout: chez les hominiens anciens aussi, plusieurs espèces semblent se recouvrir dans le temps, coexister, comme le montrent les trouvailles de plus en plus nombreuses en Afrique. Alors, d’où vient l’homme?

Il semble que ce soit la vision darwinienne de l’évolution qui ait égaré longtemps les recherches, vision trompeuse d’une évolution continue, imperceptible. J’avoue y avoir cru moi-même jusqu’à ces dernières années, quoique n’étant pas darwinien, à la vue des belles séries de crânes telles que celles étudiées par le Sud-Africain Tobias.

Une évolution par paliers

La réalité est tout autre. Selon Yves Coppens, éminent spécialiste français des hominiens anciens et auteur de belles trouvailles en Afrique, l’évolution procéderait par paliers. Il y aurait à certains moments des changements très rapides suivis de longues périodes de stabilité. Le passé de l’homme à mesure qu’on le désembrouille, apparaît paradoxalement de plus en plus complexe. Il n’est pas exclu qu’un examen de plus en plus serré, fondé sur des vestiges de plus en plus nombreux, et sur une réflexion nouvelle, nous oblige à envisager des théories de l’évolution tout à fait différentes, aussi éloignées de Darwin que de Lamarck.

Ce n’est d’ailleurs pas seulement le passé de l’homme qui devrait être révisé, mais celui de tous les êtres vivants.

Nous en reparlerons.■

Aimé Michel

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