LES ÉTONNEMENTS D’AIMÉ MICHEL
À propos d’un ver marin qui vivait il y a
un demi-milliard d’années
Article paru dans Écho de la mode – date inconnue
Nous étions l’autre nuit, cet ami biologiste et moi, assis sur un banc de quai, attendant le passage de la dernière rame de métro
— Quelle obsession! dit mon ami. Regardez ces affiches: qu’il s’agisse de cinéma, de machine à laver, d’eau minérale ou de récepteur TV, un seul argument, toujours le même: l’amour, le sexe.
«Cela, ajouta-t-il après un silence, me rappelle Ophryotrocha Puerilis.»
— Une femme que vous avez beaucoup aimée? demandai-je pour le taquiner.
— Je l’ai beaucoup aimée, en effet, admit-il. Et il y a de quoi. Mais ce n’est pas une femme. C’est un ver. Un ver marin. Oui, je me demande ce que deviendraient toutes ces affiches si l’espèce humaine était dotée des mêmes atouts et avantages que ma vieille amie, Ophryotrocha Puerilis.
«Notez que si je l’appelle ma vieille amie, c’est simplement par rigueur scientifique. Cet animalcule, comme tous les annélides (ne me demandez pas ce que sont les annélides, je n’aurais pas le temps de vous l’expliquer avant l’arrivée du métro; disons que c’est une grande famille d’êtres vivants comprenant notamment les vers et les sangsues), comme tous les annélides, donc, cet animalcule date du milieu de l’époque du cambrien, c’est-à-dire qu’Ophryotrocha existait déjà, plus ou moins semblable à ce qu’elle est maintenant, il y a environ un demi-milliard d’années.»
— Et qu’a-t-elle de si extraordinaire?
Mon ami réfléchit un moment:
— Voyons, dit-il enfin, quel est le thème numéro un de la littérature universelle? Celui de la Princesse de Clèves, de l’ École des femmes, du Grand Meaulnes, des Hauts de Hurlevent, sans parler des romans à deux sous que la dame des journaux, là-haut en face du guichet des tickets, débite comme des petits pains: l’amour, l’amour, l’amour. Les rapports infiniment compliqués, torturants et délicieux de l’homme et de la femme. Vous êtes bien d’accord?
— Je suis surtout de plus en plus intrigué. Que vient faire là-dedans votre Ophryotrocha?
— C’est, dit-il, sa solution personnelle aux drames de l’amour qui est admirable. Quoique, parfois…, ajouta-t-il d’un air perplexe.
— Au fait! Au fait! Ah! que vous m’impatientez!
— Eh bien, voilà! Sachez d’abord qu’Ophryotrocha naît d’un œuf. Et qu’au moment de sa naissance on devrait l’appeler Ophryotrochus, car c’est un mâle.
— Tous les œufs donnent des mâles?
— Tous.
— Ah! je comprends! L’animalcule sort Ophryotrochus de l’œuf, grandit, et, en grandissant, devient Ophryotrocha. Pas très original, tout ça. Si vous lisiez les journaux, vous sauriez que la même mésaventure advient deux ou trois fois l’an dans le monde à quelque demoiselle qui devient monsieur et fait son service militaire, ou inversement.
— Du calme. Attendez la suite. En effet, en grandissant, Ophryotrochus devient bien Ophryotrocha. Comme c’est un annélide dont la croissance se manifeste par l’acquisition de nouveaux anneaux ayant pour effet d’allonger son corps, le changement de sexe s’opère vers le quinzième anneau: jusqu’à quinze ou vingt anneaux, c’est monsieur; au-delà, c’est mademoiselle. Mais vous ignorez deux petits détails.
«Premier détail: si vous faites jeûner, une Ophryotrocha adulte (donc femelle), son corps se résorbe en se nourrissant de ses propres anneaux dont le nombre rétrograde donc. Et que se passe-t-il quand, de vingt-cinq anneaux, on passe à vingt, puis à quinze? Mademoiselle redevient monsieur, et Ophryotrocha, Ophryotrochus!
«Deuxième petit détail encore plus merveilleux: vous n’ignorez pas que de nombreux vers subissent sans inconvénient le coup de ciseaux qui débite leur corps en deux ou trois tronçons. Chaque tronçon régénère tout simplement ce qui lui manque et ne s’en porte pas plus mal. C’est le cas d’Ophryotrocha. Mais ici, voyez la conséquence: un animal de trente anneaux, donc femelle, que vous découpez en trois tronçons égaux (vous me suivez?), cela donne trois animaux de dix anneaux, donc trois mâles! Si bien, poursuivit mon sarcastique ami, qu’une des expériences les plus stimulantes pour la méditation philosophique que puisse faire un biologiste consiste à mettre dans un aquarium deux vigoureuses femelles d’Ophryotrocha, à les laisser jeûner et à observer tranquillement ce qui se passe. Je ne vous surprendrai pas en vous apprenant que l’éternel féminin étant ce qu’il est et le jeûne aidant, elles se prennent sur-le-champ en grippe. Parfois, il advient que l’une l’emporte sur l’autre par la terreur ou par la force, et réserve pour elle seule le peu de nourriture que, par pur amour de la philosophie, vous laissez tomber dans l’aquarium. L’autre alors se résorbe lamentablement, rétrograde jusqu’à vingt, puis jusqu’à quinze anneaux, et alors le miracle se produit, je ne parle pas du changement de sexe, mais du changement d’attitude et de comportement: car, inutile de vous préciser que si jusque-là on se battait, aussitôt on se réconcilie. Les deux harpies jouent maintenant Roméo et Juliette.
«Une autre possibilité, lorsque vous laissez les deux dames en tête à tête est qu’elles se battent furieusement, et ce cas est encore plus stimulant du point de vue philosophique, car, alors, celle qui gagne mord si cruellement sa rivale vaincue qu’elle la découpe en morceaux. En morceaux, comprenez-vous? Et de nouveau, bien entendu, c’est le miracle, car Juliette se trouve à la tête de trois ou quatre Roméo!»
— Je vois. Mais dites-moi, mon bon ami, ne seriez-vous pas un peu misogyne, par hasard?
— Qui, moi? répondit-il d’un air indigné, la main sur le cœur.
Le reste de ses propos se perdit dans le bruit de la rame qui débouchait. Mais depuis ce soir-là, je l’avoue, les publicités affriolantes m’ont un petit air différent. Et je gage aussi que, si l’espèce humaine se comportait comme Ophryotrocha Puerilis, les maris assassins y regarderaient à deux fois avant de découper leur femme en morceaux.■
Aimé Michel