L’opinion:
À propos de «L’invité de l’autre monde»
Revue Question De. No 7. 2e Trimestre 1975
Le 24 janvier, Louis Pauwels m’invitait à être, dans son émission du samedi, l’«invité d’un autre monde». Entre cent autres choses, il fut, dans cette émission, parlé très brièvement de la vieillesse et de la mort. Surprise dans les jours qui suivirent: ces quelques mots suscitèrent un flot de lettres. L’«invité d’un autre monde» passe, le samedi après-midi, au milieu d’une émission variée de Michel Lancelot, parmi des dessins animés, des films d’aventures, etc. Le public n’est pas sélectionné. Il s’agit donc bien du public français moyen. Or il est évident que quelques phrases sur la vieillesse et sur la mort ont déclenché un écho démesuré. Je continue de recevoir des lettres. Pourquoi? Quel est le sens de cette réaction? Je crois qu’un sondage bien fait révélerait d’étranges coulisses à notre théâtre social en apparence totalement occupé par le pétrole, la politique, la pornographie, le P.M.U. et trois ou quatre autres sujets qui font à eux seuls la presse tout entière. Puis-je avancer quelques hypothèses?
1° Notre société compte statistiquement trop de vieux. La psychologie quotidienne est sournoisement empoisonnée par un excès de gens attentifs d’abord aux aléas de leur santé, à leur digestion, à leurs cheveux qui tombent et blanchissent, aux bruits de trépas dans leur classe d’âge. Objection: la jeunesse est très nombreuse, elle aussi. Sans doute. Mais il y a la jeunesse réelle, et celle dont on parle n’est-elle pas le reliquat d’un tri inconscient opéré par les gens qui détiennent les mass media? N’est-elle pas artificiellement à l’image des vieux?
2° Le besoin de spirituel, laminé par les idéologies à la mode, retrouve collectivement sa voie dans les interrogations traditionnelles les plus simples: Quel est le sens de la vie? Qu’y a-t-il après la mort? (Interrogations vainement rejetées par les idéologies.)
3° Le sentiment (nouveau) de la fragilité de l’histoire. Objectivement, chacun de nous a une expérience de vie bien plus élevée que nos ancêtres du XVe siècle. Mais nos ancêtres savaient qu’en mourant ils laissaient derrière eux un monde identique à lui-même, éternel, croyaient-ils. Au lieu que désormais l’avenir échappe à toute conception. Fût-ce à tort (comme je le crois), notre époque est essentiellement apocalyptique. L’apocalypse, même illusoire, épouvante et rend lancinante l’angoisse d’être (qui devrait être joie d’exister).
4° L’excès de spectacles (permanence de la rue et de la télévision) abolit la perception du moi. Quand, par hasard, ce «moi» quasi oublié se laisse réentrevoir à travers le spectacle un instant écarté, c’est le vertige, la terreur sacrée, la panique. Quand on a perdu tout pouvoir de solitude, comme c’est maintenant le cas pour une majorité des hommes, toute solitude devient terrifiante. La peur de la mort redeviendrait tolérable si le vertige de la solitude s’atténuait. (Je crois d’ailleurs que l’expérience de la mort n’est pas une expérience solitaire, mais ceci est une autre histoire.)■
Aimé Michel