Le corps humain peut-il voler?
Article paru dans Planète N°16 de mai / juin 1964
«Une veille de Noël, entendant la musique que des bergers jouaient,
Joseph, dans un accès de jubilation extatique, s’envola du sol avec un cri
et franchit dans l’air la distance de 25 mètres qui le séparait du maître-autel.»
(ACTA SANCTORUM)
IL Y A UN PROBLÈME DE LA LÉVITATION
De toutes les capacités prêtées à l’homme par la psychologie exceptionnelle, voici celle qui répugne le plus aux données du sens commun: sous l’effet de certains états mentaux, ou en concomitance avec eux, le corps humain pourrait parfois s’élever au-dessus du sol et y rester suspendu sans appui visible. La lévitation est-elle une légende? Est-elle un fait réel? Il existe une immense littérature historique, hagiographique, théologique, critique sur le sujet. Mais tout ce que l’on sait en physique tend à reléguer la lévitation parmi les croyances superstitieuses.
Les physiciens ne nient pas cependant qu’ils ignorent bien des choses. Ce qu’ils demanderaient, au-delà du témoignage, ce serait l’observation directe et reproductible des faits.
«On aimerait bien voir», nous disait Jean Charon au cours de la discussion qui précéda cet article. Oui, on aimerait bien voir.
Remarquons d’abord que, vraie ou légendaire, la lévitation répond à une sollicitation de l’inconscient: le rêve de s’élever en l’air, d’échapper à la pesanteur, de dépouiller la masse corporelle où s’enchaîne notre pensée est un des plus fondamentaux de notre condition. Nous portons tous au fond de nous-mêmes l’irrationnelle conviction que, si nous parvenions à rompre l’esclavage qui nous attache au sol, nous échapperions du même coup à la loi d’airain qui nous oblige à mourir. L’inexpugnable resserre de la solitude humaine recèle aussi tout un symbolisme qui identifie l’échec, la décrépitude et la mort avec la position couchée, et le triomphe de la vie avec la position debout, glorifiée dans l’Ascension et l’envol.
1. Le rêve et le désir de voler
Cette revendication éperdue de la dimension verticale est d’ailleurs réellement une marque de toute vie. La plante et l’arbre poussent vers le ciel. Les reptiles, presque tous éteints maintenant, se sont survécu dans les oiseaux. L’hominisation elle-même fut aussi une conquête de la verticalité.
Les hommes n’ont pas cessé, tout au long de leur histoire, de proclamer de mille façons leur conviction qu’ils se dépassent et transcendent leur condition dans la mesure où ils s’élèvent. La prédominance royale s’affirme sur le trône. Le triomphateur monte au Capitole. Dans toutes les langues on parle d’ascension sociale. À la limite de cette ascension, il y a le ciel où les hommes ont logé leurs dieux et où les religions les convient à accomplir leur destinée.
«Vous verrez, s’écriait cette marquise en voyant monter la première montgolfière, vous verrez qu’ils découvriront l’immortalité et que nous serons morts!» Parole profonde dans sa candeur et qui invite à la méfiance. Car elle montre que même si la lévitation n’existait pas – ce que nous ignorons – on n’en parlerait pas moins. C’est la thèse des sceptiques. Mais l’existence du mythe ne suffit pas à prouver la non-existence du fait. À ce compte, l’astronautique non plus n’existerait pas.
Le biologiste et jésuite anglais Herbert Thurston estime, dans son livre classique sur les Phénomènes physiques du Mysticisme, qu’il serait facile de citer plus de deux cents saints ou bienheureux dont la biographie comporte quelques lévitations. Les états mystiques participent profondément aux richesses de la vie inconsciente. On peut craindre qu’ils suscitent le rêve du corps libéré de sa pesanteur sous la forme d’une conviction erronée.
Quand elle était en transe, sainte Marie-Madeleine de Pazzi avait parfois «de curieuses illusions sur son éloignement physique de la terre». Si quelqu’un lui posait une question alors qu’elle se trouvait dans cet état, elle répondait en criant à tue-tête et ajoutait à part soi, se parlant à elle-même:»Ils ne peuvent m’entendre, je suis trop loin.» En réalité elle se trouvait à genoux aux côtés de ses sœurs.
DES TÉMOINS ABSOLUMENT DIGNES DE FOI
Mais voici où commence l’énigme. Ces mêmes témoins qui se regardaient d’un air gêné en voyant la sainte se tromper grossièrement et qui rapportent ses erreurs racontent aussi des scènes de lévitation avec la même simplicité:
«Le 3 mai 1592», écrit l’un d’eux[1], «elle entra en courant dans le chœur et, sans aucune aide humaine, sans aucune espèce d’échelle, elle s’éleva jusqu’à une corniche située à neuf ou dix mètres du sol et n’ayant guère plus de vingt centimètres de large. Là, avec une sécurité parfaite, elle décrocha un crucifix et, détachant le personnage de la croix, le posa sur son sein, le pressa contre elle, puis le présenta aux religieuses. Otant son voile, elle essuyait le corps comme s’il était couvert de transpiration. Tous ces gestes auraient donné le vertige à qui que ce soit en pareille situation.»
2. Les saints, la lévitation et les témoignages
Le lecteur pourrait croire que de telles scènes (sur l’authenticité desquelles, encore une fois, il n’est pas question de se prononcer) sont longuement préparées par une exaltation collective, l’attente du miracle, le désir qu’il se produise, bref, par une psychose. Or, la vérité est à l’opposé. La vérité est que les saints ont horreur de ce genre de «miracles». Tout, dans leur éducation, vise à leur inspirer de la méfiance à l’égard des démonstrations extérieures. La théologie chrétienne enseigne que l’on reconnaît aussi le mal à de telles manifestations absurdes et dérisoires. La hiérarchie catholique, comme toutes les hiérarchies, se méfie des personnalités exceptionnelles comme de la peste.
LA MÉFIANCE DE L’ÉGLISE
Lors des procès ecclésiastiques de béatification et de canonisation, l’un des rôles essentiels est tenu par un personnage portant le titre de promotor fidei (promoteur de la foi), plus familièrement appelé avocat du diable. Il est là pour dénoncer et réfuter les «preuves» des vertus et miracles du candidat. L’un d’eux, Prospero Lambertini, devint pape sous le nom de Benoît XIV, après avoir publié un ouvrage théologique monumental intitulé De Servorum Dei Beatificatione (La Béatification des Serviteurs de Dieu). Cet ouvrage, qui fait toujours autorité en la matière, est d’une méfiance et d’une sévérité exemplaires à l’égard de faits tels que ceux que nous étudions ici. Il va aussi loin, sinon plus, dans la voie de l’explication naturelle et du scepticisme, que les rationalistes modernes les plus impénitents. Par certaines de ses analyses, Lambertini préfigure même les psychanalystes et les psychiatres du XXe siècle. La suggestion, l’hallucination collective, le délire, l’hystérie ont été clairement entrevus par ce grand esprit du siècle de Voltaire.
Les mystiques chrétiens n’ignorent rien de cette attitude méfiante. Ils savent que les manifestations extérieures ne sont nullement tenues pour des marques de sainteté. Toute interprétation des phénomènes allégués de lévitation devra tenir compte du fait que les héros de ces bizarres exploits ne l’ont été qu’à leur corps défendant, qu’ils n’en ont retiré que peines et humiliations, et qu’ils ont régulièrement tenté de les dissimuler à leurs proches. Les témoignages de cette attitude sont innombrables.

LE CAS DE THÉRÈSE D’AVILA
Voici, par exemple, Thérèse d’Avila. Cette femme, un des maîtres de la littérature espagnole, fut aussi un puissant cerveau réalisateur et une organisatrice. Ses faits et gestes sont connus presque au jour le jour, chacun rapporté souvent par plusieurs témoins.
Essayons, dès lors, de comprendre la scène suivante qui se produisit devant une foule nombreuse.
C’était un matin, à la messe du couvent. Outre les nonnes agenouillées dans une partie de la vaste chapelle et séparées d’elles par le mur du chœur, plusieurs personnes étrangères au couvent étaient présentes. L’évêque Alvaro de Mendoza célébrait la messe, séparé, lui aussi, des nonnes par le mur (les carmélites sont cloîtrées). Vient le moment de la communion, que l’évêque doit distribuer à travers l’ouverture appelée comulgatorio prévue à cet effet dans le mur. L’évêque, ciboire en main, descend les marches de l’autel suivi par les servants. En même temps, les nonnes se forment en théorie pour défiler devant le comulgatorio et recevoir l’hostie à genoux.
Au moment où Thérèse se présente à son tour devant l’ouverture, tandis qu’elle s’apprête à s’agenouiller, une expression de bonheur surhumain apparaît soudain sur son visage illuminé, expression tout aussitôt mêlée d’un sentiment de panique. Alors que l’évêque lui tend l’hostie, il la voit, tout d’un coup, s’élever au-dessus de l’ouverture en poussant un cri de détresse, auquel fait écho le murmure effrayé des autres religieuses, et disparaître à ses yeux vers le haut, le laissant interdit devant le comulgatorio vide, l’hostie à la main.
La scène a été racontée par plusieurs témoins séparément. Mais elle le fut également par Thérèse elle-même:
«Cela eut lieu (dit-elle au chapitre XX de son autobiographie) quand nous étions toutes ensemble devant le chœur, et moi, à genoux, sur le point de communier. Cette chose extraordinaire me fut une grande détresse, car je craignais que cela ne fît naître beaucoup de bavardages. Aussi je défendis aux nonnes d’en parler jamais…»
Et plus loin:
«Il me semblait, quand j’essayais de résister tant soit peu, qu’une grande force sous mes pieds m’élevait en l’air… Je confesse que cela me jeta dans une grande frayeur, vraiment une très grande frayeur les premières fois. Quand le corps est ainsi soulevé de terre, les sens ne sont pas abolis. Je restais suffisamment moi-même pour être capable de voir que j’étais enlevée en l’air.»
Une dizaine d’années après sa mort commencèrent les enquêtes épiscopales précédant la procédure en béatification. Parmi les dépositions recueillies, citons celle d’une nonne du couvent de Thérèse, sœur Anne de l’Incarnation:
«Une autre fois, dit-elle, entre une heure et deux heures de l’après-midi, j’étais dans le chœur, attendant le tintement de la cloche, quand Thérèse entra et s’agenouilla pendant peut-être la moitié d’un quart d’heure. Comme je la regardais, elle fut élevée à peu près d’une demi-aune (une soixantaine de centimètres) au-dessus du sol, sans que ses pieds le touchassent. À cette vue, je fus terrifiée et, quand à elle, elle tremblait de tout son corps. Je m’approchai d’elle doucement et mis mes mains sous ses pieds, que je baignai de mes larmes tant que l’extase dura, peut-être une demi-heure. Alors, soudain, elle retomba, se posa sur ses pieds et, tournant la tête vers moi, me demanda qui j’étais, si j’étais là depuis longtemps. Je répondis que oui, et elle m’ordonna, par mon vœu d’obéissance, de ne rien dire de ce que j’avais vu, et, de fait, je n’ai jamais rien dit jusqu’ici.»
UNE TERREUR ET NON UNE GRÂCE
L’évêque Yepès, qui fut un témoin de sa vie, fut frappé par l’angoisse que ces manifestations provoquaient chez la sainte. Un jour qu’elle venait de recevoir la communion et que, dit-il, «l’extase fondait sur elle, elle fit un effort désespéré pour résister à l’effet physique de lévitation et tenta (vainement) de s’agripper aux barreaux de la grille en poussant des gémissements de détresse. Un autre jour, saisie avec violence par un ravissement dans le chœur, elle se cramponna aux nattes du sol et fut soulevée en l’air, les tenant toujours en main.»
Ces récits incitent à certaines observations. La première est celle de la honte et de la gêne éprouvées tant par les témoins que par l’héroïne. Il est évident qu’à leurs yeux rien n’est plus incompréhensible, rien même n’est plus opposé à la gravité d’un authentique sentiment religieux que ces évolutions aériennes dénuées de toute signification apparente. Il y a quelque chose de mystérieusement grotesque dans le spectacle de cette vieille femme parvenue aux plus hauts sommets de la spiritualité humaine et qui, en gémissant, se cramponne à une grille pour ne pas s’envoler.
LE CAS D’ANTOINE MARGIL
L’un des plus grands thaumaturges des deux derniers siècles est le vénérable Antoine Margil, franciscain, dont la vie s’écoula au début du XVIIIe siècle au Mexique et au Guatemala. Le titre de vénérable nous avertit qu’il n’est pas placé aux côtés des très grands saints. C’est qu’en effet les «miracles» du Père Margil sont beaucoup plus stupéfiants que ses vertus, et l’on peut même penser, à lire sa vie, que celles-ci fussent passées inaperçues si elles n’avaient pas été signalées à l’attention par d’autres exploits plus frappants.
L’incident se déroule dans le grand prieuré franciscain de Mexico. Un matin, à l’aube, le Père Jérôme Garzia descendait à la chapelle sonner pour appeler les religieux à matines, lorsqu’en entrant dans le sanctuaire «il sentit un violent courant d’air soufflant dans le chœur et venant, semblait-il, du clocher». S’étant approché pour en découvrir la cause, il aperçut le Père Margil élevé en l’air, très haut au-dessus du sol, les bras étendus en forme de croix et tournant en rond à une vitesse incroyable!
Il est évident que si le Père Jérôme Garzia inventa ce récit, ce fut dans l’unique but de se faire passer pour fou, car à quoi rime ce capucin tournoyant en l’air comme une girouette? Si l’on se rappelle de surcroît que les héros de ces prouesses (réelles ou supposées) n’aimaient pas ça du tout, qu’ils ne cessaient de prier Dieu de les leur épargner, on conviendra que la réfutation de ces prodiges subis avec répugnance et honte, et rapportés par des témoins qui n’y trouvaient aucune signification, se heurte à de sérieuses difficultés.
Les lévitations de saint Pierre d’Alcantara et de saint Joseph de Cupertino sont de ce point de vue particulièrement significatives.
LES ENVOLS DE PIERRE D’ALCANTARA
Saint Pierre d’Alcantara, réformateur des franciscains, fut un homme célèbre, vivant en public, et dont tous les faits et gestes étaient observés et notés. Les témoignages de ses lévitations sont innombrables. On le vit un nombre incalculable de fois au chœur, élevé de quinze pieds au-dessus du sol et même davantage, puisqu’en plusieurs circonstances des témoins affirment que sa tête touchait la voûte! On le vit aussi élevé au sommet des arbres, projeté «comme une flèche tirée d’un arc», à travers des portes étroites, ou «volant», les bras étendus.
Si tout cela a été inventé par quelque bizarre conspiration d’une foule de personnes de toutes conditions – clercs, princes, laïcs – et de toutes origines, on se perd sur les mobiles possibles d’une imposture si complexe et si bien montée, car les détails donnés sont plus scandaleux qu’édifiants. Quand le saint en extase était soudain enlevé du sol, il poussait, disent les témoins, «des cris tellement horribles et terrifiants, que ses frères étaient frappés d’épouvante».
L’INVRAISEMBLABLE SAINT JOSEPH
Quant à saint Joseph de Cupertino, sa vie entière est un défi au sens commun. Cet homme, à en croire ceux qui l’ont vu, volait comme nous marchons. Sur ses vieux jours, il lui arriva même plusieurs fois d’empoigner quelqu’un au moment où il s’élevait et de l’enlever avec lui. De 1639 à 1653, il séjourna à Assise. En 1645, le grand amiral de Castille, ambassadeur d’Espagne à Rome, passa par cette ville avec sa suite et vint saluer Joseph dans sa cellule. Après s’être entretenu avec lui, il retourna à la basilique où l’attendait sa femme et dit à celle-ci: «J’ai vu un nouveau saint François et je lui parlé.» L’ambassadrice ayant exprimé son grand désir de le voir, elle aussi, le Père gardien fit donner à Joseph l’ordre de descendre à l’église et de converser avec Leurs Excellences. «J’obéirai, répondit-il, mais je ne sais si je pourrai leur parler.» Il descendit en effet. Mais, à peine entré dans le sanctuaire, son regard se tourna vers une statue de la Vierge qui se dressait sur l’autel. À l’instant, devant l’ambassadeur stupéfait, devant sa femme et devant leur suite et la foule présente, il s’éleva d’une douzaine de pieds (environ quatre mètres) au-dessus de la tête des assistants en poussant un cri de terreur (comme saint Pierre d’Alcantara), resta un instant immobile devant la statue, puis «vola en arrière et retourna droit à sa cellule», en laissant les témoins médusés.
Après 1653, Joseph de Cupertino résida à Osimo jusqu’à la fin de sa vie. Là encore, devant d’autres témoins, il fut vu «planant en l’air», pour ainsi dire quotidiennement à l’occasion de ses extases. C’est à Osimo qu’à plusieurs reprises il éleva diverses personnes au-dessus du sol et une fois, notamment, en une sorte de sarabande autour d’une salle. Le 15 août 1663, un mois avant sa mort, alors qu’il célébrait la messe, il resta suspendu en l’air pendant de longues minutes. Les attestations des témoins furent recueillies en divers lieux dans les cinq ans qui suivirent sa mort. Et, détail remarquable, lorsque son procès de canonisation vint en discussion devant la sacrée Congrégation des Rites, le promotor fidei n’était autre que Prospero Lambertini lui-même, le maître de la prudence et du scepticisme en ce qui concerne les prodiges attribués aux saints. Les enquêtes les plus minutieuses furent faites et toutes les hypothèses envisagées avant la reconnaissance de ces faits extraordinaires par le Tribunal de l’Église.
3. Les religieux ne sont pas les seuls
On avouera que les vertus édifiantes de ces prodiges sont pour le moins douteuses. Un prêtre qui se met à flotter comme une montgolfière au milieu de la messe en poussant des cris affreux n’est pas un spectacle à faire rêver les dévotes. Encore une fois, ces prouesses n’ont rien de commun avec la Légende dorée. Les saints de légende n’ont jamais rien fait de tel. C’est bien plutôt les diables de légende, leurs sorciers et leurs magiciens que l’on serait tenté de rapprocher de ces thaumaturges, ou, mieux encore, tout simplement, les grands médiums à effets physiques étudiés au début de ce siècle par Flammarion, Branly, d’Arsonval.
Était-il un «saint», ce Dominique de Jésus-Marie dont les exploits frappèrent de stupeur la cour du roi d’Espagne Philippe II? Un jour, il fut élevé du sol en présence du roi et de la reine. Une autre fois, bien décidé à dévoiler ses supercheries, un témoin l’ayant solidement agrafé des deux mains au moment où le saint tombait en extase, tous deux furent enlevés en l’air avec une telle force que le sceptique, pris de panique, lâcha prise et se blessa en tombant.
Que penser de ce bienheureux Tommaso da Cori qui marchait littéralement au plafond? Un jour, est-il rapporté dans les minutes du procès de béatification citées par Luca di Roma[2], Tommaso fut saisi d’une extase alors qu’il distribuait la communion en l’église de Civitella et bondit comme un projectile jusqu’aux chevrons de la charpente où l’assistance pensa qu’il s’était broyé la tête. Mais notre homme qui tenait toujours fermement le ciboire dans la main gauche et l’hostie dans la droite, ne resta qu’un moment dans cette périlleuse situation, redescendit lentement au sol et reprit la distribution du sacrement comme si de rien n’était.
UN POUVOIR DÉRIVÉ DE L’EXTASE
Nous avons cité assez de faits pour montrer la lévitation telle que les témoins de la vie de nombreux mystiques l’ont vue ou ont cru la voir.
Voyons maintenant les caractères généraux que font apparaître les circonstances rapportées par les témoins.
1° La lévitation n’est nullement liée à la sainteté.
La plupart des saints, y compris les plus grands, n’ont jamais lévité. Les saints à lévitation se signalent tous par un caractère commun: ce sont des mystiques, des contemplatifs, même quand ils ont aussi une vie active. Ce sont, si l’on préfère, des saints à extase.
2° Les lévitations se produisent toujours, alors que le cerveau et le système nerveux sont plongés dans cet état exceptionnel que l’on appelle l’extase.
De l’extase, on ne sait scientifiquement rien, si ce n’est qu’elle, non plus, n’est nullement liée à la sainteté[3]. Il y a des extatiques totalement areligieux. Et, bien entendu, il y a des extatiques dans toutes les religions. Tous les extatiques ne lévitent pas. L’extase semble donc être une condition nécessaire, mais non suffisante.
3° Il s’ensuit que la lévitation doit pouvoir être observée en dehors de tout contexte religieux.
Deux célèbres médiums à effets physiques présentèrent des phénomènes de lévitation qui furent observés à maintes reprises: Eusapia Palladino et Daniel Dunglas Home. Et d’autres: Gordon, Stonton Moses, pour ne citer que des morts.
LE MÉDIUM QUI VOLAIT
Les cas anciens les plus troublants, parce que les mieux observés, sont ceux de Daniel Dunglas Home[4]. Le soir du 13 décembre 1868, Home annonça devant trois témoins réunis avec lui dans un appartement situé au troisième étage du n°5 de Buckingham Gate, à Londres, qu’il allait s’élever au-dessus du sol, sortir en flottant par la fenêtre ouverte (au troisième étage!) et rentrer par une autre fenêtre. Les trois témoins, lord Londsay, lord Adare et le capitaine Wynne, n’étaient pas précisément des naïfs ou des ignorants: sur les trois, l’un devint un astronome célèbre et l’autre un ministre du gouvernement de Sa Majesté. Or, tous trois ont, à plusieurs reprises, rapporté, par la suite, la scène suivante, sachant qu’ils y risquaient leur réputation: Home sembla se recueillir, puis passa dans la pièce voisine, laissant les trois hommes dans la première pièce. Les trois témoins entendirent le bruit de la fenêtre de cette autre pièce et, presque aussitôt (à la clarté de la lune, d’après l’un, à celle du bec de gaz de la rue, selon les autres), ils virent Home apparaître devant la fenêtre de la pièce où ils se trouvaient, flottant horizontalement dans le vide; les pieds de Home entrèrent d’abord sous la guillotine de la fenêtre soulevée (nous sommes en Angleterre), puis le reste du corps, et il se retrouva debout devant les trois hommes muets de stupeur. «Vous n’avez peut-être pas bien vu? demande Home en souriant. Alors, regardez encore.»
Laissons ici la parole aux témoins eux-mêmes. Selon les termes exacts du récit qu’ils donnèrent dans le «Spiritual Magazine» d’avril 1869: « Une puissance invisible souleva alors Mr Home, presque à l’horizontale, et projeta son corps dans l’espace à travers la fenêtre ouverte, la tête la première, le ramenant ensuite les pieds en avant dans la chambre, lancé comme un volet qui claque.»
CES TÉMOINS ÉTAIENT-ILS DES JOBARDS?
Une enquête soigneuse fut faite sur place. On mesura la distance des fenêtres, la largeur de la corniche destinée à recevoir des pots de fleurs, etc., et l’on trouva que même un acrobate eût été incapable de passer d’une fenêtre à l’autre. La seule explication de l’incident que l’on ait avancée jusqu’ici, c’est la supercherie: selon l’Anglais Podmore, Home n’aurait rien fait de tout cela; il se serait borné à faire croire aux trois témoins qu’il le faisait. En effet, remarque l’enquêteur («Modern Spiritualism», II, pp. 260 à 278), un des témoins croit avoir vu une partie de la scène à la clarté de la lune, alors que le 13 décembre 1868 était jour de nouvelle lune et que, par conséquent, l’astre était invisible, ce qui prouve bien que les trois hommes ne savaient pas très bien ce qu’ils voyaient. L’idée que l’un des témoins ait pris, de l’intérieur de la pièce, la lumière d’un bec de gaz pour celle de la lune, n’effleure pas l’esprit de Podmore. Et, quant à la façon dont Home s’y serait pris pour convaincre trois hommes de la trempe des témoins qu’ils avaient vu ce qu’ils n’avaient pas vu, Podmore néglige de la préciser.
Répétons une fois de plus que, si nous soulignons ici les difficultés soulevées par les explications conventionnelles, ce n’est nullement pour démontrer la réalité de la lévitation, sur laquelle, fidèle à notre règle de récuser tout dogmatisme, nous ne nous prononçons pas. Nous n’étions pas au troisième étage de Buckingham Gate, ce 13 décembre 1868. Nous ne nous sentons donc aucunement autorisé à accuser lord Londsay, lord Adare et le capitaine Wynne de jobardise. D’autant moins que Home renouvela ses exploits en maintes autres occasions.
4. La physique moderne et la lévitation
La lévitation n’existe que par le témoignage. Il n’est pas, à ma connaissance, un seul fait accessible à l’observation et prouvant matériellement la réalité physique d’une seule lévitation. Les explications du phénomène ne doivent donc pas être forcément cherchées dans le domaine de la physique. Podmore avait raison sur un point: c’est que l’extase ou, à un niveau inférieur, la transe peuvent peut-être doter celui qui en est l’objet de pouvoirs de suggestion inconnus et tout-puissants. Cette explication ne saurait être rejetée a priori, et il n’est pas impossible que la lévitation n’ait de réalité que dans la représentation des témoins. Cependant, cette thèse, valable en principe, est bien difficile à faire admettre aux témoins qui ne démordent pas de ce qu’ils ont vu.
IL Y A DES FAITS CONTEMPORAINS
Car la lévitation est aussi un fait contemporain. Nous connaissons un éminent neuropsychiatre qui a eu plusieurs fois l’occasion d’observer chez certains de ses malades des mouvements en violation complète des lois de la pesanteur. Par exemple, le patient couché inerte sur son lit était projeté soudain de façon inexplicable à plusieurs mètres de celui-ci, sans qu’aucun mouvement des membres ou du corps puisse justifier pareil déplacement. «J’avais l’impression, nous disait ce praticien, qu’une force extérieure le saisissait, le soulevait, le jetait au loin.»
Ces mouvements étaient en rapport avec l’état d’esprit du patient: par exemple, ils se produisaient lorsqu’une personne détestée ou redoutée par celui-ci entrait dans sa chambre alors qu’il se trouvait en transe. Le contexte de ces phénomènes était ici religieux.
Il l’était également dans le seul cas contemporain de lévitation stricto sensu qui soit directement venu à notre connaissance. Lors de cet incident, sur lequel nous ne pouvons nous étendre, le patient, qui était couché sur son lit, fut comme mis debout par une force invisible, puis soulevé à une soixantaine de centimètres. La transe cessa brusquement un peu plus tard et le patient retomba sur le lit, ayant tout oublié et ne comprenant pas la stupeur qui se lisait sur le visage des témoins. Patient et témoins sont français et encore vivants.
LES OBJETS DÉPLACÉS À DISTANCE
S’il est vrai, comme nous le disions, qu’aucun fait matériel accessible à l’observation n’est venu jusqu’ici prouver la réalité physique de la lévitation, la logique invite toutefois à la rapprocher d’un autre phénomène bien connu et, celui-là, étudié expérimentalement: la psychocinèse, ou mouvement d’un objet dirigé sans intermédiaire visible. Ceux qui, sans les avoir étudiés et par doctrine, rejettent en bloc tous les faits de psychologie exceptionnels, nient, bien entendu, la réalité de la psychocinèse. Mais ce phénomène n’en est pas moins étudié dans les laboratoires aux États-Unis, en U.R.S.S., en Angleterre, en Hollande, en France, en Allemagne et ailleurs[5].
Admettons un instant la réalité matérielle de la lévitation. Supposons donc que le corps humain, lors de certains états mentaux tout à fait exceptionnels, puisse s’élever au-dessus du sol sans appui visible, quelle pourrait être la signification physique de ce phénomène?
Une remarque tout d’abord: si le sens commun répugne à admettre qu’un corps pesant puisse s’élever en l’air sans aucun appui visible, les théoriciens de la physique, eux, sont beaucoup moins effarouchés.
«Pourquoi pas?» nous disait l’un des plus éminents physiciens français. «Certes, avant de croire à la lévitation, j’exigerai de solides preuves. Contrairement à certains de mes collègues, j’irai même jusqu’à chercher ces preuves si j’estime avoir une chance de les trouver.
» Oui, pourquoi pas? La physique n’a aucune raison de rechigner devant l’hypothèse d’un phénomène qui ne viole pas le principe de la conservation de l’énergie. Le tout est de déterminer où le mystique en lévitation puise l’énergie qui le soulève du sol, et sur quoi il l’applique. Cette énergie, remarquez-le, est insignifiante; vous et moi pouvons en quelques secondes, par la seule énergie de nos muscles et sans nous fatiguer, grimper beaucoup plus haut que saint Pierre d’Alcantara et saint Joseph de Cupertino: il nous suffit d’un escalier. Le problème est que le mystique en lévitation semble se passer de l’escalier. Mais est-ce bien sûr? Autrement dit, comment peut-on être assuré que la réaction correspondant à l’action qui pousse le thaumaturge vers le haut ne serait pas mesurable quelque part, si nous savions où? Vous m’avez parlé du violent courant d’air observé au-dessous du Père Margil alors qu’il flottait sous la voûte d’une église: soit M la masse du Révérend; G l’accélération gravitationnelle; m la masse d’air agitée; y l’accélération verticale appliquée à cette masse. L’équation M G = m y donne le schéma mécanique d’une solution à votre problème. Vous ne voyez pas comment le Révérend peut accélérer les molécules d’air vers le bas? Croyez-moi: le jour où les physiciens seront expérimentalement assurés que cette accélération existe, ils ne seront pas longtemps en peine de trouver comment elle opère.
» Et d’ailleurs, poursuivait ce physicien, je peux imaginer vingt autres solutions à votre problème, s’il existe. Jusqu’ici, la physique du noyau a pratiquement négligé les forces de gravitation parce qu’elles sont insignifiantes. Le jour où, pour une raison quelconque, il sera devenu opportun et possible de les étudier, nous pouvons être assurés que l’on découvrira des faits nouveaux en foule et, naturellement, des faits imprévisibles. Voulez-vous le fond de ma pensée? De tous les phénomènes allégués du mysticisme, la lévitation est celui sur lequel un physicien prudent devrait avoir le plus de répugnance à donner un avis, car cet avis ne saurait être motivé. Que savons-nous de la gravitation, hors du schéma géométrique proposé par la Relativité généralisée? Rien. Alors…»
LE MIRACLE N’EST PAS LÀ
Le problème de la lévitation sera plus près d’être résolu quand la révolution psychologique actuellement en cours aura enfin abouti à faire admettre que ce que l’on appelait jadis le miracle n’est pas ce que l’on croit: que l’idée même de miracle est essentiellement anthropomorphique; que la science est destinée à progresser indéfiniment; que nous sommes donc à une distance infinie de tout connaître de l’Univers, et qu’il faut avoir perdu tout sens de la mesure pour oser dire d’avance si une chose est possible ou impossible, miraculeuse ou naturelle.
Il est clair qu’une disposition d’esprit conforme à ces idées aura comme conséquence de laïciser progressivement le ci-devant miracle. La transe, jadis phénomène exclusivement religieux, est depuis un siècle déjà un fait expérimental, précieux certes, mais banal. L’extase elle-même, que le Dr Godel préférait appeler état d’éveil, a cessé d’être le privilège des mysticismes religieux[6]. Elle deviendra peu à peu la fonction supérieure de l’espèce humaine. Et, sans doute avec elle, la généralité des phénomènes subalternes du mysticisme, dont la lévitation, quelle qu’elle soit. Si c’est un phénomène physique, la physique en rendra compte. Elle en permettra même la domestication technologique. Déjà un examen serré des circonstances qui l’accompagnent pourrait fournir des indications aux physiciens: outre le courant d’air maintes fois observé, signalons encore l’hyperthermie de l’extatique, parfois sa luminescence.
Le jour où l’on aura cessé de regarder tout cela avec la crainte et le tremblement des terreurs sacrées (comme on faisait jadis de la foudre, des volcans, de l’épilepsie), et que les états mystiques n’auront plus les couvents pour principale terre d’élection, qui empêchera les physiciens et les biochimistes d’étudier, par exemple, le spectre de cette luminescence, le métabolisme qui accompagne cette hyperthermie? Je sais bien, je n’oublie pas que la plus importante des circonstances qui accompagnent l’extase (et la lévitation), c’est une forme sublime et inconcevable de l’amour. Mais est-il interdit de penser, et même n’est-il pas logique de croire que cette transcendance infinie de l’amour, à peine entrevue jusqu’ici par quelques hommes exceptionnels, n’est que le signe avant-coureur du destin futur de notre espèce, de son accomplissement?
Les utopistes ont jusqu’ici rêvé l’homme de demain comme une intelligence indéfiniment exaltée. Notre descendance accéderait par le décryptage de la nature à la souveraine domination de la matière et de soi-même. Telle est, par exemple, la thèse d’Arthur C. Clarke, l’homme de notre temps qui a poussé le plus loin le rêve logique sur les profils du futur[1]. Mais quelque chose en nous de tout-puissant et d’aussi vieux que la Terre nous convainc que nous ne saurions trouver notre achèvement dans une voie qui ignorerait les raisons du cœur. Et, dans ce cas, nous ne saurions nous étonner que la sublimité de l’amour atteinte par quelques hommes leur ait, en même temps, ouvert une porte sur les secrets de la nature.■
Aimé Michel
Notes:
[1] Cepari: Vita di Santa Maddalena de Pazzi.
[2] Voir l’article Un sommet inconnu, l’extase, dans Planète n°6.
[3] Voir l’article Un sommet inconnu, l’extase, dans Planète n°6
[4] Sur ce célèbre médium, il existe d’innombrables textes; voir notamment dans les livres les plus récents, le texte de Jacques Bergier dans Nos pouvoirs inconnus (Encyclopédie Planète) et les Pouvoirs secrets de l’homme, de Robert Tocquet (Productions de Paris).
[5] Voir, sur ces travaux, le texte de l’Encyclopédie Planète déjà citée.
[6] Dr Godel: Essais sur l’expérience libératrice.