Jean Bourgoint, le héros des Enfants terribles de Cocteau, était devenu moine au service des lépreux

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Jean Bourgoint, le héros des Enfants terribles de Cocteau, était devenu moine au service des lépreux

 Article paru dans Planète N°30 (Le Journal de Planète) de septembre / octobre 1966

«Nous ne sommes pas pour n’importe quelle spiritualité», nous disait naguère un ami dominicain.

Eh bien! franchement, nous non plus. Lorsqu’un monsieur Alexandre Sanders, se disant roi des sorciers de Grande-Bretagne, organise dans son appartement de Manchester des cérémonies où l’on voit des adolescents nus danser en rond puis se prosterner devant la «déesse Lune», et que cette douteuse majesté déclare doctement: «En développant votre spiritualité, vous métamorphosez les formes et les symboles et commencez à travailler sur un plan supérieur»[1], franchement nous pensons qu’il y a des mots qui s’égarent.
La vraie spiritualité, c’est plus difficile. C’est d’abord un effort héroïque de l’homme sur lui-même. Et c’est une forme culminante de l’amour. C’est, par exemple, l’histoire de Jean Bourgoint, le Paul des Enfants terribles de Cocteau. Jean Bourgoint, en religion frère Pascal, mort le printemps dernier parmi les lépreux à l’hôpital de Garoua, au nord du Cameroun. 

Une extraordinaire histoire 

Qui se souvenait encore de Jean Bourgoint au moment de sa mort? Qui se rappelait le jeune dieu des années 1925, ses éclats littéraires, ses succès parmi les gens à la mode de cette époque paradoxale qui mêlait l’absurdité, les grands créateurs et les grands artistes? Bourgoint avait alors vingt ans, étant né en 1905. Si Denise Van Moppès ne nous avait rappelé, dans le Monde[2], que Paul et Élisabeth des Enfants terribles étaient Jean Bourgoint et sa sœur Jeanne, la première image de cet homme hors série n’existerait plus que dans le souvenir de quelques témoins (et ils commencent à se raréfier).

Mais suivons son extraordinaire histoire. 1925-1930: c’est la période mondaine, les endroits où «l’on s’amuse», et aussi l’amitié d’hommes comme Cocteau et Christian Bérard (qui fait son portrait). 1930-1940: Bourgoint commence à passer des périodes de plus en plus longues dans le Midi. Et pas la Côte d’Azur naissante, non, le Midi paysan où l’on travaille: l’Hérault, qui voit Bourgoint en salopette aider son ami Jean Hugo à élever des vers à soie. Peut-être à cette époque ne voit-il pas encore l’exacte nature de ce besoin de solitude et de silence qui peu à peu naît en lui.

 Une vie montante 

La guerre éclate. Démobilisé, il retourne à ses vers à soie. Sa mère meurt, et c’est alors que tout pour lui commence à s’éclairer. Non pas tant à la lumière de la mort que par une évaluation authentique de l’amour. Il comprend que l’exaltation forcenée du moi (expérience tentée et notée par Rimbaud, Joyce, et tant d’autres) tourne le dos à la seule voie comportant une issue: «Qui veut sauver sa vie la perdra.»

La voie qu’il choisit alors, c’est le catholicisme. Peut-être par humilité, parce qu’il estime qu’aller chercher très loin ce que d’autres, plus simples, trouvent à côté, c’est de la même complaisance. Ou peut-être, pour d’autres raisons qui nous échappent. Quoi qu’il en soit, il entre à la Trappe de Cîteaux, en 1945, la veille de Noël. Et il ne confond pas Cîteaux avec Thélème! Ce ne sont pas les travaux d’érudition bénédictine qui l’attirent. C’est la dure vie de l’ascèse. II étudie, certes, mais surtout il soigne et trait les vaches, fait le ménage et la lessive du monastère. Désormais, rien ne le distinguera plus du dernier des frères convers. Denise Van Moppès cite, de cette époque, des lettres où l’ancien fêtard du Bœuf sur le Toit définit l’amour comme un don et une prière: «Le seul service que Dieu veuille des hommes est le service des hommes. Qu’a-t-il besoin pour lui de nos services? Dieu n’est pas un divin Narcisse.»

 L’ultime étape

À mesure que les années passent, Bourgoint, devenu frère Pascal, se fait plus exigeant pour lui-même. Au printemps 1965 (il a soixante ans), il obtient d’être envoyé au village de lépreux de Mokolo. Ils sont là quatre en tout, deux hommes et deux femmes, pour soigner et faire vivre des centaines de malheureux. Un an plus tard, une maladie qui ne pardonne pas l’emporte en peu de temps: il meurt à l’hôpital de Garoua.

Nous savons que de telles vies sont assez communes dans la plupart des religions. Frère Pascal est multitude, et n’a retenu l’attention du public que parce qu’il fut Bourgoint. Il n’en reste pas moins que le mobile commun de toutes ces vies demeure énigmatique pour la plupart de nos contemporains. Qu’est-ce donc qui pousse certains hommes à rechercher ainsi ce qui nous épouvante? Qu’est-ce surtout qui leur dispense, par-delà toutes les épreuves, un suprême équilibre de l’esprit et du cœur qui n’est ni la paix ni le bonheur, mais bien plus que tout cela? Il n’est pas honteux de répondre à cette question: «Je ne sais pas.» II n’est pas fou de penser que l’expérience vécue par ces hommes est la plus haute que nous offre notre condition. Et si «spiritualité» est son nom, nous pensons que c’est un nom digne de respect.

Aimé Michel

[1] Spécial (Bruxelles), 16 juin 1966

[2] Le Monde, 22 juin 1966.

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