Depuis huit siècles, il y a une France viscéralement contre

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Depuis huit siècles, il y a une France viscéralement contre

Article paru dans Planète N°39 de mars / avril 1968

 

Il y a toujours eu une France qui dit non. Tout conformisme engendre sa révolte, et nul pays civilisé n’est naturellement plus conformiste que celui où le ridicule tue.

C’est contre des conformismes organiques, viscéraux, lourds de conséquences vitales, que naissent et se développent les vraies révoltes. C’est de ces révoltes-là qu’il sera question ici. Nous croyons que leur étude est importante à qui se mêle de comprendre son temps. Depuis toujours, les hommes disent que leur époque ne vaut rien, et que jadis, en revanche… Pourquoi? Parce que nous ne voyons jamais le présent qu’en surface, au lieu que le passé finit toujours par montrer ses coulisses. Et ce qu’il y a de plus authentique dans l’Histoire, ce sont justement ses coulisses.

Que serait le XVIIIe siècle si l’explosion de 1789 ne donnait sa vraie dimension au travail souterrain, je ne dirai pas de Diderot, Rousseau et Voltaire, car ceux-là tout le monde les connaît et les connaissait, mais des millions d’inconnus qui, en leur ouvrant leurs pensées les plus cachées, firent leur succès et leur donnèrent l’existence? L’histoire secrète du XVIIIe siècle, c’est celle de tous les petits complots, de toutes les complicités muettes, de toutes les discussions de salon et de cabaret (surtout de cabaret) où mûrirent les idées répandues par Voltaire, Rousseau, Diderot, et les circonstances les muèrent en tempête. Notre époque nous paraîtrait passionnante si nous savions voir dans les mille petits événements de la vie quotidienne l’enfantement infinitésimal des grands bouleversements à venir.

Cent badauds de la porte d’Italie virent un jour, sans y prendre garde, l’arrivée de Jean-Jacques à Paris. Et que virent-ils? Un vagabond poussiéreux, bâton en main et portant musette. Nous en voyons chaque jour de semblables. Mais un jour, ce vagabond racontera sa découverte de Paris, sa déception devant la crasse, la misère, les rues sales, les masures. Dans cette découverte, il puisera l’inspiration d’une œuvre où se retrouveront les Parisiens et les Français. Et un jour la Bastille sera prise. Et quand, maintenant, nous lisons le passage fameux où Rousseau, vieilli, décrit ce moment de sa vie, nous frémissons à la pensée de tout ce qui en découla. Car ce moment qui, pour ceux qui le vécurent, avait toutes les apparences de la banalité, fut, parmi des millions d’autres tout aussi indiscernables aux yeux de ceux qui les virent, l’une des sources de la Révolution.

Il faut que les puissantes et invisibles mécaniques tournant dans les coulisses de l’Histoire aient fini d’accoucher pour que notre regard rétrospectif les y découvre. Et nous voyons alors que la plupart s’y camouflaient sous l’apparence inoffensive du banal. Voilà pourquoi seule l’histoire secrète peut donner au présent sa vraie dimension. Il faut avoir décelé vingt fois l’ébranlement  initial des grands cataclysmes pour être attentif à ce que nous cachent les faux événements présents, j’entends ceux dont on parle et qui, en effet, comme le clament avec raison les esprits moroses, manquent totalement d’intérêt. Dans le passé de la France, les épisodes ne manquent pas où l’on voit éclater soudain au grand jour des cheminements jusque-là invisibles.

 1. LES VAUDOIS

Le soir du 15 août 1173, dans une riche maison bourgeoise de Lyon, un homme s’interrogeait sur sa destinée. Cet homme n’avait rien de remarquable, sinon peut-être sa fortune. Nous ne savons pas grand-chose de sa personne, si ce n’est que, ce 15 août 1173, il venait de perdre un ami très cher et que le chant d’un ménestrel racontant la vie de saint Alexis l’avait bouleversé. Nous ne connaissons même pas son vrai nom, seulement son prénom: Pierre. Né à Vaux, dans le Dauphiné, il prendra bientôt le nom de Valdus, ou Valdès, ou encore Valdo. Jusque-là, le futur Valdo a mené une vie de marchand heureux en affaires, un peu usurier. Au XIIe siècle, à Lyon, la bourgeoisie est déjà puissante. L’argent, autant et plus que l’épée, livre les biens de la terre. Tout ce que l’on peut avoir, Pierre le riche marchand l’a à satiété. Mais une sourde inquiétude le mine: cette prospérité est-elle légitime? L’exemple d’Alexis, le noble romain, atteint sa conscience au point le plus vulnérable: n’est-il pas, lui, Pierre, comme Alexis, un chrétien? Et le Christ n’est-il pas venu d’abord pour les pauvres et les faibles?

Or, ce XIIe siècle offre le spectacle du plus insolent, du plus cynique mépris du faible et du pauvre. Où que l’on tourne les yeux, on ne voit que dérision des principes évangéliques. Les idées les plus sacrées ont tourné en prétexte. On parle sans cesse de charité, de loyauté, de chevalerie. Mais la charité assied une effroyable exploitation du peuple, la loyauté couvre toutes les trahisons, la chevalerie n’est que privilège de blasons ou blousons dorés.

Chevalerie et loyauté ne sont pas l’affaire de Pierre le marchand: bourgeois ou croquant, de ce point de vue, c’est tout un. Mais la charité? Cette Église scandaleusement riche et puissante, est-ce vraiment l’Évangile? Vêtu de haillons, mourant de froid l’hiver (car le bois appartient au seigneur ou au couvent), de faim en toute saison, sans garantie personnelle contre le puissant qui dispose de lui «à merci», voué aux épidémies, massacré sans pitié comme bétail à l’occasion des querelles que les blousons dorés se font entre eux pour se distraire, pillé, rançonné, déporté, le vilain connaît alors l’une des plus sinistres conditions de l’Histoire. Sa condition est très inférieure à celle de l’esclavage antique: le vilain abreuvé d’épreuves qui se révolte ne s’expose pas seulement à la torture et  à la mort, il défie la colère divine. Si sa révolte réussit, il pourra sauver son corps. Mais son âme, elle, est perdue.

Les raisons essentielles de l’hérésie vaudoises ne sont pas élucidées

Au regard de cette misère sans espoir, rien n’égalait le luxe des possédants. Et cela, Pierre le marchand le savait mieux que quiconque. Quoi de plus insolent, pouvait-il penser, que le luxe de l’Église, prédicatrice de celui qui avait dit: «Malheur à vous qui êtes rassasiés, parce que vous aurez faim! Malheur à vous qui riez maintenant, parce que vous serez réduits aux pleurs et aux larmes!»

Pierre, le marchand de Lyon, le comprit soudainement ce 15 août 1173. Parce qu’il était chrétien, il résolut de suivre l’exemple d’Alexis. Il vendit ses biens et distribua l’argent aux pauvres. Son exemple et sa prédication lui firent bientôt de nombreux disciples. Le mouvement connu sous le nom d’hérésie vaudoise était né.

De nombreux livres ont été consacrés à l’histoire de l’hérésie vaudoise. Ils en racontent l’histoire officielle, extérieure. Mais les questions essentielles ne seront jamais élucidées. Combien de riches usuriers entendirent un ménestrel chanter le roman de saint Alexis, puis se hâtèrent de l’oublier? Pourquoi Pierre de Vaux, lui, fut-il si bouleversé? Pourquoi trouva-t-il si rapidement des disciples?

Sur ce dernier point, toutefois, l’Histoire n’est pas complètement muette. La raison de ce succès, c’est l’existence permanente, depuis toujours, entre Rhin et Pyrénées, d’une France qui dit non. L’Église était toute-puissante en ce XIIe siècle. Il n’y avait, hors d’elle, pas de religion. Elle avait le monopole absolu de toute angoisse et de toute interrogation surnaturelle. Donc, il fallait bien que cette France qui dit toujours non aspirât vers une religion libérée du magistère ecclésiastique officiel. De plus, dans un monde totalement dominé par le puissant et le riche, par l’épée et l’or, il était inévitable que cette France qui dit non éprouvât une sorte de fascination devant des prédicants pauvres, vêtus de bure et plus souvent de haillons, qui venaient lui dire:

— Les prêtres riches sont de mauvais prêtres! L’Église riche n’est pas la fille du Christ, mais son ennemie! Quand vous faites l’aumône, donnez directement aux pauvres, et non à L’Église, qui est riche. Car L’Église ne s’attribue le magistère des pauvres (au nom de l’Évangile) que pour détourner les aumônes, qu’elle retient à son profit, et pour vivre dans le luxe parmi les misérables.

 L’espoir d’une société où Dieu serait du côté du faible

Quand nous traversons en voiture les vieux villages de France, le XIIe siècle — celui des Vaudois, des Cathares et des Templiers — ne nous apparaît généralement plus que comme celui de la douceur romane. Les belles voûtes rondes de Bourgogne, les chapiteaux fantastiques d’Auvergne et du Poitou ne semblent restituer à nos yeux qu’une sorte de candeur pastorale et paysanne où le surnaturel mêle ses anges, ses prophètes et ses saints au monde familier de la moisson, de la vendange, de la boutique et de l’atelier. Saint Pancrace et saint Vincent ont, dans la prière, la même bonne tête gauloise que le berger et le paysan. C’est que les luttes, les douleurs et les angoisses sont mortes avec la chair qui les éprouva. Rien ne manifeste plus à nos yeux que l’ouvrier dont le ciseau sculpta ces scènes était presque toujours sous-alimenté, promis à la mort violente, tourmenté dans ses sentiments humains (car la mort accompagnait ses années et celles des siens) et dans ses inquiétudes religieuses (car l’image de la religion que lui offrait le christianisme ambiant n’avait, a priori, rien d’encourageant pour le malheureux). Imagine-t-on le choc éprouvé par ces misérables en voyant apparaître sur le lieu même de leur travail des hommes vêtus comme eux, pauvres comme eux, parlant leur langue, et qui, au lieu de menaces et de coups, leur dispensaient l’espoir d’une société véritablement évangélique où Dieu était du côté du faible? La rapidité avec laquelle Valdo se fait des disciples témoigne des besoins moraux populaires. L’archevêque de Lyon, le cistercien Guichard (évêque de 1165 à 1180), interdit à la fois la mendicité et l’exercice de la prédication. Mais Valdo, se référant à un texte toujours cité par les hérétiques, répond fièrement: «Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes» (Acte des Apôtres, chapitre 5, verset 9). Et pour être mieux entendus du peuple et pour s’assurer que c’est bien la parole divine qu’ils dispensent, les nouveaux prédicants font traduire les livres saints en français. Valdo n’est, en effet, ni un savant ni un théologien. Il ne suit que son cœur. Mais face à une Église qui se réclame du Christ pour faire le contraire de ce que lui-même professe et pratique avec ardeur, il veut disposer de l’appui solide des textes sacrés.

Ici se situe un épisode remarquable. Valdo et ses «frères» (c’est ainsi qu’ils se nomment entre eux, comme les premiers chrétiens) sont convoqués à Rome par le pape pour une explication «au fond». Et c’est une étonnante confrontation, au Latran, que celle de ces hommes aux pieds nus, voyageant sans chevaux, sans bagages, sans domestiques, sans suite, avec la somptueuse cour romaine.

Malheureusement les théologiens étaient du côté des riches

Nous sommes en 1179. Six ans se sont écoulés depuis la conversion de Valdo. Le pape Alexandre III, qui vient de mettre fin au grand schisme et à la ronde des faux papes et antipapes, est frappé par leur sincérité évangélique. D’après le chroniqueur anonyme de Laon, il embrasse Valdo, approuve son vœu de pauvreté, mais lui enjoint de ne prêcher que sous l’autorisation et le contrôle de son évêque, ce que les frères vaudois promettent.

Est-ce le triomphe des pauvres? La France qui dit non va-t-elle faire retourner aux sources évangélistiques le christianisme gaulois? Pareille hypothèse est en soi contradictoire. Le pouvoir, qu’il soit civil ou ecclésiastique, ne peut appartenir qu’aux riches. Rentrés en France, les frères vaudois poursuivent leur apostolat auprès des pauvres gens. Les théologiens de l’époque appellent cela le retour de Valdo «à sa vomissure» (c’est l’expression employée par l’un d’entre eux, Geoffroy d’Auxerre). Les Actes de l’Inquisition, pour leur part, font grief aux prédicants de «rallier à eux des hommes et des femmes idiots et illettrés, de les envoyer imprudemment discourir dans les villages et les maisons, sur les places publiques et même dans les églises».

Ce qu’on leur reproche d’ailleurs, ce n’est nullement d’être hérétiques, car ils sont étés déclarés parfaitement orthodoxes par le pape. Leur doctrine est reconnue pure de toute erreur, et ils prêchent la même chose que leurs juges. On leur reproche seulement d’usurper la fonction ecclésiastique.

Le fond de l’affaire est le détournement des aumônes que les Vaudois recommandent de donner directement aux pauvres. Et bientôt ils vont se mettre dans un cas plus mauvais encore. Pour être sûrs que leurs prédicants ne se laisseront jamais tenter par la  richesse, ils leur défendent, et de rien posséder, et de travailler, leur faisant obligation de vivre de mendicité. C’en est trop! Non seulement les Vaudois détournent les aumônes vers les pauvres, mais ils prétendent se substituer à l’Église dans la générosité des fidèles. Les théologiens commencent à s’occuper sérieusement de ces escrocs.

Vers 1194, l’un des plus illustres du moment, Alain de Lille, lance contre eux sa Summa quadripartita, aussi appelée De Fide catholica, rédigée à Montpellier. «Faux prêcheurs qui vivez dans la paresse, s’écrie-t-il, vous exploitez les humbles!»

Le refus du travail manuel implique un motif d’oisiveté, et les Vaudois préfèrent pécher plutôt que de s’adonner à l’effort. Ce motif que, selon Alain, les Vaudois n’ont pas, les clercs, eux, l’ont légitimement, bien entendu, puisqu’ils sont clercs! C’est même ce droit légitime qu’il fait aux Vaudois grief d’usurper.

 On s’est alors demandé: ne faut-il pas tuer les hérétiques?

À ces griefs intéressés s’en ajoute très vite un autre qui nous touche bien plus, nous autres modernes, c’est la querelle de l’homicide.

Au moment où Pierre Valdo commence son apostolat, les Cathares, que nous étudierons plus loin, fleurissent dans tout le Midi languedocien. Dans une lettre adressée au début de septembre 1177 au chapitre général de Cîteaux, le comte de Toulouse Raymond V décrit avec désespoir les succès remportés par la doctrine cathare parmi ses sujets, les églises vides tombant en ruines, les nobles, le clergé catholique lui-même se convertissant à la nouvelle foi, la vanité des efforts déployés par les missionnaires pour enrayer le mal. Puisque la prédication ne produit aucun résultat sur ses sujets égarés, ajoute ce prince, eh bien, il faut employer d’autres moyens, c’est-à-dire, plus clairement, la force. Il faut envoyer dans le Midi les armées du roi de France et celles du roi d’Angleterre.

Les rois en question, ainsi sollicités, montrent peu d’enthousiasme. Mais le problème est désormais posé: faut-il tuer les hérétiques? Autre moment décisif de l’histoire secrète: cette lettre d’un prince toulousain, ce chapitre des abbés cisterciens où elle fut lue et étudiée, les 13 et 14 septembre 1177. Pour la première fois, dans l’esprit de certains hommes — et d’hommes responsables — commence à germer le projet de ce qui va devenir la tragédie du XIIIe siècle et le péché originel de la France moderne: la croisade du Nord contre le Midi. Car les conséquences de ce drame vieux de sept siècles, nous les vivons encore. Elles sont une des clés de notre temps.

Donc, faut-il tuer les hérétiques? Terrible question pour un siècle pétri de christianisme. Jésus n’a-t-il pas dit: celui qui frappe par l’épée périra par l’épée? Jusque-là, l’Église en tant qu’Église s’est efforcée de rester à l’écart des luttes des hommes, invoquant l’Évangile pour les déplorer, pour apaiser les combattants, pour proclamer que la guerre et la violence naissent du mépris des lois divines. Les croisades mêmes sont présentées comme une opération défensive; il s’agit de protéger le pèlerin du Saint-Sépulcre contre l’agression musulmane. Mais, depuis l’écrasement des religions antiques, la violence en tant que moyen d’action strictement religieux était et semblait devoir être à jamais exclue de l’histoire chrétienne, puisqu’il était inconcevable que les hommes ayant connu la vraie religion pussent s’en écarter.

Les Vaudois ont voulu reconvertir pacifiquement les Cathares

On peut supposer que toutes ces pensées furent, à partir de la mi-septembre 1177, tournées et retournées de toutes les façons dans les consciences chrétiennes. De quel précédent s’inspirer? On relut les Pères de l’Église. Hélas! ils avaient tout prévu, sauf cette chose impensable, que des peuples entiers ayant été élevés et enseignés dans la vraie religion pussent à un moment l’abjurer spontanément pour une autre jugée plus conforme à leurs aspirations.

Pour comprendre le trouble suscité au sein du christianisme par un tel phénomène, il faut se rappeler la déception des communistes lors de la scission yougoslave, puis de la guerre froide russo-chinoise; la guerre froide, les rivalités nationales, tout cela, ils avaient pourtant appris que c’était le fruit exclusif du capitalisme. Que le socialisme pût enfanter les mêmes discordes, c’était le monde à l’envers. Que des chrétiens pussent, sans y être forcés, trouver plus d’attraits et une réponse plus satisfaisante à leurs problèmes dans une religion non chrétienne, cela ne se pouvait pas. Et cependant, cela était. D’où la question: faut-il les tuer?

À cela, les Vaudois répondent sur-le-champ par la négative. Vers 1190, un groupe de «frères» entreprend de répondre aux Cathares en les attaquant sur le plan doctrinal. Dans leur idée, cette réponse n’est pas seulement une attaque, mais un exemple de la façon dont les égarements religieux doivent être redressés. Très pieux, très respectueux de leur christianisme, les Vaudois ont une profonde conscience des abus qui ont assuré le succès du catharisme. Ne s’agit-il pas des mêmes abus qui ont inspiré à Pierre de Vaux la création de la communauté vaudoise? Ils se tiennent donc pour les mieux habilités à répondre aux Cathares en se plaçant sur leur terrain propre. Et leur réponse est publiée. C’est un texte (qui nous est parvenu) intitulé Liber antiheresis, dont le rédacteur semble être un théologien aragonais du nom de Durand de Huesca. «Saint Augustin, rappelle-t-il, nous enseigne que les hérétiques ne doivent pas être tués. Il suffit de les mettre en prison et de les admonester fréquemment pour les faire rentrer dans l’unité chrétienne.» Et ailleurs: «La brebis égarée ne doit pas être tuée, mais ramenée au bercail.» De même, les hérétiques ayant le caractère chrétien doivent être ramenés à l’unité de l’Église par la parole et par les verges (verbo et verberibus).

On ne peut donc pas dire que les Vaudois pèchent par excès de douceur; contre les Cathares, ils admettent la prison et les coups. Cependant, cette relative modération est aussitôt relevée contre eux comme hérétique par des porte-parole plus officiels. Dans sa Summa quadripartita déjà citée, Alain de Lille met Vaudois et Cathares dans le même sac. S’ils ne veulent pas tuer les hérétiques, dit-il, ils sont aussi coupables qu’eux.

 Le massacre des Albigeois fut minutieusement préparé

On voit la gravité de la réponse donnée par Alain de Lille, gravité qui ne lui échappe nullement. Aussi cite-t-il ses références. N’est-ce pas saint Bernard lui-même (considéré actuellement, au XXe siècle, comme le dernier Père de l’Église) qui dit: «La foi naît de la persuasion, non de la contrainte. Cependant, réprimer les hérétiques par le glaive convient mieux que de les laisser, à défaut, précipiter les autres dans l’erreur»? Mais, ajoute Alain de Lille: «Si les péchés des hérétiques sont si graves qu’ils méritent la mort, c’est au juge séculier que revient le droit de sévir, à condition que le châtiment soit infligé au nom de la justice, et non par colère ou par rancœur.» Le clerc ne doit donc avoir aucune part à l’exécution des hérétiques, quoique cette exécution soit une bonne chose. C’est au pouvoir civil de se charger de la besogne.

Et que celui-ci ne s’effraie pas d’une telle responsabilité: «Lorsque le juge prononce une condamnation, ce n’est pas lui qui tue, c’est la loi. Dans l’exercice de la justice, le juge, ministre de la loi, est d’abord ministre de Dieu.» Ce n’est pas manquer à la loi naturelle que d’exécuter un meurtrier; c’est agir selon la loi. Le juge doit engager le coupable en état de péché mortel à se repentir; il libère ainsi l’âme du condamné et n’est point responsable de sa mort ordonnée par la loi.

On voit l’habileté du raisonnement. N’est-il pas légitime d’exécuter un meurtrier? Et celui qui tue l’âme (en la plongeant dans le péché mortel) n’est-il pas un meurtrier? Donc, l’hérétique doit être exécuté. Mais non pas par vengeance, et pas par l’Église, qui pardonne en toute sérénité, mais par la loi civile (séculière, selon la terminologie de l’époque) appliquée par le juge agissant comme ministre de Dieu. La subtilité de la démonstration va bientôt produire ses effets, malgré l’opposition d’autres théologiens aussi illustres qu’Alain de Lille.

Ce qu’il y a d’effrayant dans cette longue préparation psychologique du massacre des Albigeois, c’est son minutieux légalisme.

Ces hommes qui, lentement, prennent conscience de ce qui va inéluctablement se passer, ce sont des êtres civilisés, et même hypercivilisés. Une religion omniprésente leur a appris depuis l’enfance à s’examiner, à peser sans cesse les mobiles de leurs actes, à se juger sans complaisance par rapport à un certain idéal. Et cet idéal est le plus humain, le plus tendre, le plus pétri d’amour de l’histoire des hommes.

Aussi, quand leur intérêt matériel et leur égoïsme vont se trouver en balance avec leurs idéaux religieux, ils ne pourront pas échapper au tourment de la culpabilité. Tous ces textes affreusement machiavéliques qui préparent la grande ruée des barons français vers le pays des cours d’amour et des cigales transpirent la mauvaise foi, l’obsession de se justifier, de se laver d’avance du sang innocent, et même (il serait facile de le prouver à force de citations) d’en charger Dieu lui-même. C’est pour Dieu que l’on va se vautrer dans le carnage. C’est Dieu qui sacralisera le juge. C’est pour tarir la source du péché mortel — l’offense majeure à Dieu — que l’on tarira la vie de l’hérétique.

 L’hérésie vaudoise annonce la réforme franciscaine

 Rien ne manque cependant aux théologiens hypocrites pour être éclairés sur leurs actes et leurs paroles. Leur conscience vivante, c’est l’humble communauté vaudoise. Car, à ceux-là, on ne peut reprocher de défier le Dieu de vérité. Ils professent la foi la plus orthodoxe. Ils se proclament les fils obéissants du pape. Leur seule hérésie, c’est la pauvreté. Mais celle-là est inexpiable. Et la persécution va bientôt commencer, en même temps que la Croisade contre le Midi.

Par leur révolte pacifique contre le cynisme de la puissance et de l’argent, par leur douceur et leur charité, les petits pauvres de Lyon annoncent la réforme franciscaine. François d’Assise, né en 1182, neuf ans après la conversion de Pierre de Vaux, a certainement été influencé par lui. Les deux mouvements vaudois et franciscain ont des débuts absolument identiques. Mais François était en Italie, c’est-à-dire près de Rome. Fort de l’immense prestige que lui valent ses miracles et ses vertus, mais toujours soumis par humilité à un magistère auquel pourtant sa pauvreté faisait honte, saint François réussira, sans sortir de l’orthodoxie, à fonder le premier ordre mendiant. Tolérés par Rome, les franciscains échapperont ainsi à l’unique accusation trouvée par Alain de Lille contre les pauvres de Lyon, celle de n’être pas mandatés. Pour n’avoir pas eu cette chance, les Vaudois vont désormais s’enfoncer dans un temps d’épreuves et de persécutions parfois atroces, qui durera sept siècles.

Telle sera aussi la destinée des deux autres grandes révoltes spirituelles de cet extraordinaire XIIe siècle: la révolte des Cathares et celle des Templiers. Les uns et les autres disparaîtront presque sans laisser de traces apparentes. Mais la flamme de leur cœur héroïque nous brûle encore, en plein XXe siècle, sans que nous le sachions.

 2. LES CATHARES

Notre propos n’est pas ici de raconter une fois de plus la tragédie des Cathares ni d’exposer leur doctrine, mais, comme pour les Vaudois, d’essayer de saisir à sa source l’expansion de cette étrange religion dans le midi de la France et de comprendre à quelles secrètes résonances d’éternité elle répondait.

En septembre 1177, le comte Raymond V de Toulouse appela de ses vœux, dans une lettre adressée au chapitre de Clairvaux, la chevauchée des armées anglaise et française contre ses propres sujets rebelles. Cette lettre fut le commencement de tout. Le tableau de l’hérésie triomphante dressé par le prince toulousain épouvanta les autorités ecclésiastiques. Moins d’un an plus tard, en août 1178, une imposante légation composée du cardinal Pierre de Saint Chrysogone, d’Henri de Clairvaux, de Guarin de Bourges et de plusieurs autres prélats arrive à Toulouse sur les ordres du pape Alexandre III. Ces hautes autorités ecclésiastiques convoquent aussitôt devant elles les chefs des hérétiques, qui ont le courage de se présenter. Ils sont deux, Bernard-Raymond, évêque cathare de la région toulousaine, et Raymond de Balmiac. Tant qu’ils ne se trouvent qu’en présence des prélats, les deux malheureux reconnaissent tout ce que l’on veut: qu’il n’existe qu’un seul Dieu, que le pouvoir de consacrer l’hostie appartient au prêtre bon ou mauvais, que le baptême est indispensable, que tous les clercs, bons ou mauvais, archevêques, ermites, cardinaux et templiers, seront sauvés, qu’il faut payer les dîmes, prémices et tous impôts ecclésiastiques, que c’est à l’Église, et non aux pauvres, qu’il faut donner les aumônes, etc. Le comte Raymond, qui sait par expérience que la vraie prédication des Cathares est tout autre, bout d’indignation.

— Faites-les jurer! s’écrie-t-il. Imposez-leur le serment public! Qu’ils répètent tout cela devant le peuple et sous serment!

Essayons d’imaginer ces deux hommes face à leur tribunal. C’est, je crois, le moment. Qu’ont-ils en face d’eux? Toute la puissance de ce monde: l’Église, et l’État, et aussi la science et l’argent. Le système social les tient en sa main et peut les briser. Mentir à ce système essentiellement mauvais, le tromper, c’est bien. Mais le comte a vu juste en demandant qu’on les fasse jurer devant le peuple: car le peuple, ils n’ont pas le droit de le tromper. Ils refusent donc. C’est leur perte et celle de leur peuple.

 Le Concile du Latran décida la croisade contre les hérétiques

La mission envoyée en pays cathare par Alexandre III a obtenu la preuve cherchée. Il s’agit maintenant d’en tirer les conséquences. Le pape réunit donc un concile, le Concile du Latran de 1179 (les choses ne traînent pas). Cette assemblée, consciente que le succès des Cathares et des Vaudois naît tout entier de l’indignité de la hiérarchie, commence par prendre des décisions d’épuration. On réduit le luxe épiscopal (canon 4); on supprime le trafic des fonctions sacerdotales (canons 7, 8 et 15); on supprime le cumul des charges ecclésiastiques en garantissant, en contrepartie, la «solde de la milice cléricale» (canon 5). On institue des cours religieux pour les pauvres dans toutes les églises cathédrales. Mais, cela fait, on en vient enfin aux choses sérieuses: le fameux canon 27 du Concile condamne les Cathares, Patarins, Publicains et hérétiques de tous noms à être privés de leurs biens et réduits en servitude, sans préciser les doctrines incriminées. Les hérétiques seront condamnés parce qu’ils sont hérétiques, parce qu’on les appelle Cathares, Patarins, etc., et non parce qu’ils soutiennent telle ou telle théorie religieuse. Le rédacteur de cet admirable texte voté par le Concile de 1179, Henri de Clairvaux, «reçoit en récompense de ses services la dignité cardinalice (14 mars 1179), et, à la fin du Concile, la charge d’une nouvelle légation en pays albigeois» (Christine Thouzellier, p. 23-24). Désormais, dit encore cet auteur, l’idée d’une croisade contre les hérétiques, suggérée par Raymond V, justifiée par saint Bernard, confirmée par Henri de Clairvaux, exécutée sur l’ordre d’Alexandre III, est entrée dans le droit canon et dans les mœurs juridiques de la chrétienté.

 Les Cathares pensaient que le dieu du mal régnait sur le monde terrestre

Pourquoi cette haine contre les Cathares? Depuis ses origines, l’Église avait vu bien d’autres hérétiques surgir dans ses rangs. Jamais jusque-là (à ma connaissance) un concile n’avait décidé de confisquer leurs biens et d’en faire des esclaves. Cette pratique, d’ailleurs, où le concile en avait-il pris le précédent? Jusqu’où, dans l’Histoire, faut-il remonter pour en trouver l’équivalent? Laissons cela aux historiens. Interrogeons-nous plutôt sur la personnalité de ceux que le canon 27 de l’assemblée ecclésiastique va vouer à un sort si affreux.

L’essentiel de leur foi, c’est l’existence de deux dieux, celui du Mal et celui du Bien, et, il faut l’avouer, les tenants de cette doctrine n’ont jamais eu de chance. Son inventeur, l’hérétique babylonien Manès (d’où le nom de manichéisme) ne fut-il pas écorché vif en 276? Mais au manichéisme originel les Cathares ajoutent quelques dangereuses précisions: non seulement le monde matériel — celui, précisément, que l’Église et les princes tiennent en main — est l’œuvre du dieu du Mal, mais ce dernier n’est autre que le Jéhovah de la Bible! Loin d’être le Père bon de la Trinité chrétienne, Jéhovah, c’est le Diable! Et, bien entendu, la révélation mosaïque n’est qu’une diabolique machination.

Certains aspects de cette étrange doctrine relèvent de la science-fiction la plus futuriste: par exemple, il y aurait deux univers, celui où nous vivons et où se scelle notre destinée corporelle, œuvre du dieu mauvais, et un autre univers invisible, parallèle dirions-nous maintenant, œuvre du dieu bon. Des interférences se produisent parfois entre ces deux univers, si bien que le tiers des étoiles serait entre les mains du dieu mauvais. Le Christ n’a réellement existé que dans l’univers parallèle. Après sa mort (que d’ailleurs on ne comprend pas très bien dans un univers bon), «il aurait visité sept terres — d’autres disent sept cieux — pour libérer son peuple».

La partie la plus surprenante de la doctrine cathare est une affirmation de la transmigration des âmes. D’où tiennent-ils cette idée? Leurs historiens la rapprochent d’une autre thèse cathare qui est l’interdiction de manger de la viande et veulent y voir la preuve d’une lointaine ascendance orientale du catharisme. Point n’est besoin d’aller chercher si loin: métempsychose et végétarisme sont en effet les premiers enseignements tirés de la transe médiumnique, phénomène spontané universel, observable chez tous les peuples et à toutes les époques de l’Histoire. Au XXe siècle, comme au XIIe, le premier individu venu, s’il tombe en transe, se met à parler au nom d’un défunt, enseigne la réincarnation et le végétarisme et décrit un univers parallèle (ou imaginaire) rigoureusement identique à celui de la Manifestatio haeresis.

Il est impossible à un esprit contemporain un peu versé dans les recherches psychiques d’entrer dans la mythologie cathare sans se persuader très vite que les phénomènes spirites ont dû jouer un rôle capital dans son élaboration. Seule la transe spirite a pu donner aux Cathares cette certitude, véridique ou mensongère, nous n’en discutons pas, d’un monde bon coexistant au monde matériel, proche quoique invisible. L’importance accordée par les historiens à la solution du problème du mal par l’existence de deux dieux est une attitude de savant: ce n’est pas en résolvant des problèmes philosophiques que l’on soulève les foules, et surtout les foules misérables du Moyen Âge. C’est en faisant toucher les choses, ou en donnant l’illusion de les faire toucher. Pour n’avoir pas vu cela, les historiens des Cathares en sont toujours à se demander ce qu’était exactement le consolamentum, cette mystérieuse cérémonie qui donnait le salut aux mourants. Il y a là un fait que tous les historiens des religions (à l’exception de Mircéa Eliade) ont toujours ignoré ou sous-estimé: rien n’est plus aisé que de susciter la transe médiumnique quand de petits groupes de gens ouverts à l’inquiétude mystique prennent l’habitude de se réunir, surtout clandestinement. Or, cette transe donne toujours lieu à l’exposé d’une mythologie dont les fondements sont la réincarnation, l’univers parallèle bon, la nécessité, ou du moins la recommandation instante du végétarisme.

 Les «parfaits» cathares étaient certainement des médiums

Et s’il en fut bien ainsi pour les Cathares, rien n’est plus compréhensible que leur conduite à l’égard de l’Église: pourquoi une hiérarchie, puisque le contact avec le monde du dieu bon était ouvert, sinon à tout le monde, du moins à toute petite assemblée possédant son «parfait», c’est-à-dire son médium? Pourquoi fréquenter les églises? Pourquoi enrichir les clercs? Pourquoi, surtout, se marier, se reproduire, puisque les «esprits» ne cessent de répéter que le monde matériel est bas, méprisable, et d’exprimer leur crainte d’avoir à se réincarner? Non, rien n’est plus compréhensible dans cette hypothèse que le comportement des Cathares, si ce n’est celui de l’Église et de l’État à leur égard. Car leur choix du monde invisible et bon impliquait la condamnation du monde visible et des puissances qui l’actionnent, identifiées avec les puissances du Mal: l’Église, l’État, c’était le Diable.

De plus, la certitude d’être en contact avec le monde bon au prix d’un culte très simple mettait en quelque sorte le clergé au chômage. S’il suffit de se réunir dans une cave ou une grange, sous la direction d’un parfait, pour avoir Dieu au bout du fil, à quoi bon en effet cette Église formidablement dispendieuse à qui l’on doit payer les dîmes, les prémices et vingt autres impôts accablants, quand même on n’en est pas tout simplement le serf? Ancêtres des spirites, les Cathares le sont aussi des anticléricaux modernes et des anarchistes (car l’État qui prétend organiser ce monde mauvais est donc mauvais par définition), et des tenants de la complète liberté sexuelle.

Paradoxaux Cathares! Tous les textes contemporains parlent avec effroi de cette liberté sexuelle, tout en reconnaissant l’extraordinaire austérité de mœurs des parfaits. Pourquoi donc les parfaits ne donnaient-ils pas l’exemple du dévergondage qu’ils recommandaient à leur peuple? Tous les textes répètent également à l’envi leur haine des biens de ce monde, et, en même temps, leur ardeur au travail, leur habileté commerciale et leur richesse! Si ce monde est mauvais, pourquoi s’y installer?

Ces paradoxes, vingt fois soulignés par les historiens comme une énigme, restent en effet une énigme tant que l’on n’admet pas le rôle médiumnique du parfait. Car la séquence médiumnique comporte aussi le commandement d’être chaste! La continence, en effet, favorise la transe, et tous les dons psychiques réels ou allégués. Quand l’entité supposée incorporée dans le médium prend la parole, il est fréquent de l’entendre recommander à ce dernier de manger moins et surtout pas de viande (je l’ai dit plus haut) et aussi de ne point se livrer à la fornication.

Encore une fois, il n’est question ici que de constater un fait expérimental, quelle que soit la nature véritable de la transe médiumnique, psychopathie ou hypostase. La chasteté n’était donc utile qu’au parfait. Les autres, non visités par les porte-parole de l’univers parallèle, n’avaient aucune raison d’y être tenus. Tout ce qu’on leur demandait, c’était de refuser leur coopération à l’œuvre de création, à l’enfantement et à la multiplication de la chair. Les Cathares, de notre temps, eussent été pour la pilule. Mais à défaut de pilule, tous les autres procédés connus à l’époque étaient bons. D’où cette réputation de libertinage.

Mais les richesses, les biens de ce monde? Comment expliquer le caractère laborieux des Cathares, leur prospérité économique universellement soulignée par les contemporains? Ici, le témoignage d’un moine calabrais qui les a bien connus permet peut-être de comprendre ce qui n’est qu’une contradiction apparente. Ce moine s’appelle Joachim de Flore, et le texte qui nous intéresse, intitulé Expositio in Apocalipsim, date de 1184. La description qu’il donne du comportement des Patarins, comme il les appelle, est singulièrement suggestive. «Ils se réunissent de nuit dans leurs synagogues, écrit-il. Ils s’assemblent pour prendre mutuellement connaissance et accomplir les œuvres de leur père (le Diable). Ils mettent leurs biens en commun, montrant un intérêt affectueux et compatissant à ceux qui ne possèdent rien. En même temps, ces serpents dénoncent les chrétiens fortunés, surtout les prêtres et les clercs qui, disent-ils, devraient garder les traditions apostoliques et soulager la misère des malheureux, afin que nul ne fût pauvre dans la religion chrétienne, de même que personne ne l’était dans l’Église primitive. Ils disent enfin pratiquer l’entraide comme au temps des Apôtres, et prétendent que nul ne vient à eux pauvre qui, bientôt, ne cesse de l’être.»

 Une révolution religieuse, mais aussi sociale

Ainsi, la révolte des Cathares était aussi une révolution, nous entendons une révolution sociale! Et leur prospérité venait tout simplement de leur générosité mutuelle et de leur entraide. Ces serpents, horreur! «mettaient leurs biens en commun». Égalitarisme économique, anarchisme politique et sexuel avec abolition des hiérarchies sociales et du mariage voué à la seule conception, prétention d’accéder au contact divin sans user d’aucun intermédiaire clérical, rejet de la féodalité et de l’Église catholique tenues pour instruments du Diable: est-il possible d’imaginer à l’univers médiéval un anti-univers aussi définitif? Non. Le catharisme, au XIIe siècle, c’est bien le monde à l’envers. Un monde à l’envers qui, dans ses intentions, ressemble singulièrement au nôtre. Une seule chose lui manque (et encore, qu’en savons-nous?) pour préfigurer l’aspiration globale du monde moderne, y compris du monde chrétien: la technique, la science. Je dis: «Qu’en savons-nous», car n’oublions pas que la science de l’Antiquité, au XIIe siècle, est en train d’envahir l’Europe en provenance de l’Espagne arabe, c’est-à-dire à travers l’Occitanie cathare. Oui, paradoxaux et mystérieux Cathares! Le canon 27 du Concile de Latran peut bien maintenant déchaîner sur le pays des troubadours et des cigales les barons du Nord tout bardés de fer et d’ignorance. Simon de Montfort peut passer au fil de l’épée les parfaits et leurs disciples, raser les forteresses, embraser les villes. Le sang répandu marque sur la carte, sept siècles après, la France qui dit non.

 3. LES TEMPLIERS

Les hommes et les femmes du Moyen Âge, nos ancêtres, ceux à qui nous sommes redevables de notre chair, de la couleur de nos yeux et des mille racines inconscientes où plonge notre pensée, eussent tenu pour un paradis terrestre le dernier des pays sous-développés du XXe siècle. À moins d’avoir beaucoup lu, et ailleurs que dans les textes d’école, nous n’avons aucune idée de l’enfer d’où nous sortons. Écoutons un historien peu suspect de démagogie, M. Pierre Gaxotte, admirateur, pourtant, de l’Ancien Régime:

«Pendant le triste siècle de la dissolution carolingienne, de quelque côté que l’on se tourne on ne voit que brutalités, désordres, dévastations, misères. On vit sous l’empire d’une crainte perpétuelle. Des cantons sont totalement dépeuplés; d’autres sont transformés en une brousse infestée de loups. À Tournus, la ville de saint Philibert, on vend de la chair humaine au marché, comme viande de boucherie. Des populations entières émigrent, errant au hasard. Les peuples sont trop heureux de se livrer à un protecteur pour chicaner sur le prix de la protection. La liberté vaut peu quand la ruine et la mort menacent à toute heure et partout.»

II s’agit ici du Xe siècle. Ce sera pire encore aux XIe, XIIe et XVe siècles. On se donne donc un protecteur: le seigneur. C’est le système féodal. Mais ce seigneur, comment use-t-il de son pouvoir? Pour pouvoir dissiper l’ennui, il n’a qu’un plaisir: la bataille. «Faire de la terre ennemie un désert, voilà l’idéal du noble qui guerroie, et qui ne cesse de guerroyer» (Pierre Gaxotte).

La terre ennemie, qu’est-ce à dire? Le pays tout entier, ou plus exactement le pays d’oïl, car il n’existe pas de véritable féodalité dans le Midi, du moins sous la même forme.

Or, cette vie d’«embuscades, de défis, d’usurpations, de razzias, de vengeances et de massacres» veut sa justification. Quoi qu’ils fassent, les hommes restent ce qu’ils sont: tant de violences ne sont tolérables, même à qui les accomplit, que supportées par une morale. C’est le code de chevalerie.

Quoi de plus admirable, sur le papier, que le code de chevalerie? Loyauté, courage, défense du faible, fraternité d’armes, droit, justice: y a-t-il mots plus séduisants? Hélas! la réalité restituée par l’Histoire laisse peu d’illusions sur eux: ce sont des mots. Le destin du vilain, notre ancêtre, jusqu’à la fin de la guerre de Cent Ans, fut de donner son labeur et sa vie au chevalier pour être défendu contre le chevalier.

 Un croisé champenois rétablit l’idéal chevaleresque

Viennent les croisades. On se bat, certes, plus que jamais. Mais chaque coup d’épée résonne désormais sur la cuirasse comme un coup de cloche: la brute caparaçonnée découvre l’inquiétude religieuse. Et soudain, en 1118, le miracle se produit: un pauvre chevalier champenois du nom de Hugues de Payns, compagnon de Godefroy de Bouillon à la première croisade, vétéran des premiers combats de Palestine (il est alors âgé de 48 ans), prend conscience de l’abîme qui sépare la guerre des barons de l’authentique idéal chevaleresque. Et c’est pourquoi, après avoir mûrement réfléchi aux misères de la guerre et à l’imposture chevaleresque, en 1118, n’ayant pour toute richesse que son courage, sa loyauté et l’amitié de huit autres chevaliers, il dit non.

Jusqu’ici, les nobles n’avaient vécu que pour la gloriole et le pillage. Hugues décide que lui et ses compagnons feraient vœu de pauvreté, ne possédant — en commun — que leurs chevaux et leurs armes.

Les chevaliers n’en avaient jamais fait qu’à leur tête, cherchant à s’imposer les uns aux autres, refusant toute discipline. Hugues et ses compagnons, eux, feraient vœu d’obéissance.

Les chevaliers enfin exhibaient avec arrogance d’extravagants harnois. Hugues et ses compagnons, eux, n’auront qu’une légère cotte de mailles noire, et le seul luxe de leur tenue sera la croix rouge de la poitrine et de l’écu.

Michelet a fort bien dépeint les vertus et les rudesses du Templier. «Le soldat a la gloire, le moine le repos. Le Templier abjurait l’une et l’autre. Il réunissait ce que les deux vies ont de plus dur, le péril et les abstinences.»

Le premier miracle fut qu’un soudard eût un jour l’idée de pareille folie: mettre son idéal dans la pauvreté, l’obscurité, le danger physique, l’abnégation, l’obéissance. Le deuxième, et le plus grand, fut que pareil idéal pût enflammer tant de cœurs: c’est le miracle de l’homme. Dans cet impitoyable XIIe siècle voué à l’universelle violence, il y avait autant de tendresse, autant d’aspiration vers le bien qu’il y en eut jamais, tant il est vrai que les plus grands crimes sont le produit des circonstances et que les responsabilités collectives n’existent pas. Ces bandits, ces reîtres apparemment intéressés par le seul pillage, à peine Hugues de Payns leur eût-il proposé sa règle impitoyable qu’ils se ruèrent par centaines, et bientôt par milliers, pour humblement demander d’y être soumis.

Dix ans après la consécration des neuf premiers «Pauvres Chevaliers du Christ» (leur premier nom), les Templiers étaient assez nombreux, leur influence et leur prestige assez grands pour qu’un Concile réuni spécialement à Troyes, en Champagne, étudie leur intégration dans l’Église et la société chrétienne. Ce concile, présidé par Mathieu d’Albano, légat du pape, se réunit le 14 janvier 1128. Hugues, accompagné de quelques-uns de ses chevaliers, vint en personne expliquer et défendre «la nouvelle chevalerie». On le donne généralement pour un esprit généreux, mais inculte. Il fut pourtant assez éloquent pour en imposer aux Pères conciliaires, obtenir la rédaction de la Règle du Temple, document de base, définissant à la perfection les buts et les moyens du nouvel ordre, les droits, devoirs et mode de vie des Templiers.

À l’issue du concile, la délégation templière se sépara, chacun des frères-chevaliers devant visiter un pays ou une région, afin de faire connaître le nouvel ordre, d’obtenir des donations et, surtout, de recruter. Partout, le succès fut immédiat: en Espagne, au Portugal, en Angleterre. Mais c’est en France que la réponse fut la plus enthousiaste.

 Le Temple a-t-il survécu jusqu’à nos jours?

Hugues de Payns meurt en héros en Terre sainte, en 1136. Il est remplacé par Robert de Craon, qui donne au Temple ses structures définitives, son impulsion, son caractère attractif, introduisant dans la compagnie un peu rude des débuts un climat de hauteur morale, une espèce de suavité intellectuelle, et surtout cette notion si importante: la fierté d’appartenir à l’ordre. Percevant avec un sens très subtil de l’avenir ce que l’ordre recelait d’exceptionnel, il fut assez convaincant pour obtenir du pape Innocent II, en 1139, la bulle Omne Datum Optimum qui affranchit le Temple des tutelles intéressées qui eussent paralysé son essor. Et, dès lors, l’histoire des Templiers, leurs heures de gloire, leur apogée, leurs 11 000 commanderies selon les uns, 15 000 selon les autres, leurs forteresses, leurs trésors, la fin atroce que la rapacité de Philippe le Bel fit connaître à leurs derniers chefs, la mystérieuse figure de Jacques de Molay, tout cela qui a été tant de fois raconté et interprété de tant de façons, tout cela, dis-je, sort de notre propos: il ne s’agit plus en effet de la révolte initiale, mais du triomphe et de la chute. Après le Concile de Troyes, l’ordre du Temple va obéir aux lois inéluctables de toutes les entreprises humaines. Survécut-il, comme on le dit, au supplice de Jacques de Molay? Comment le savoir? Les caravelles portugaises qui donnèrent au monde ses dimensions actuelles avaient leurs voiles timbrées de la croix templière. Les loges maçonniques — les premières surtout — se réclamèrent d’une origine templière.

Une tradition veut aussi que l’ordre se soit secrètement perpétué, guidé par d’illustres grands maîtres (Du Guesclin, Armagnac, Croy, Valais, Maine, Condé, Cossé-Brissac). Le 4 novembre 1804, Bernard-Raymond Fabré-Palaprat, né à Cordes, médecin distingué, assuma cette charge légitime ou prétendue. Il sut, avec l’appui de Napoléon 1er, redonner un certain lustre au Temple, mais, sur la fin de sa vie, il fonda une sorte de religion schismatique à tendance johannite et provoqua une scission. L’Allemagne et l’Angleterre élurent alors leurs propres grands maîtres, cependant que la France et la Belgique élisaient le leur. Le 8 août 1935, Émile-Clément Isaac Vandenberg était désigné. Il passa ses pouvoirs au comte portugais Antonio Pinto de Sousa Fontès auquel son fils, Antonio, succéda en 1960. Il existe d’autres branches templières, d’autres prétendants à la régence de l’ordre. Mais la pure flamme qui brûla le cœur des Pauvres Chevaliers du Christ et qui, un moment, sut tirer des héros par milliers de la lie d’un siècle impitoyable, cette flamme-là est éteinte depuis longtemps, quelles que soient les filiations secrètes, réelles ou alléguées.

Ou plutôt, après avoir brillé un moment aux yeux de l’Histoire, elle est rentrée dans l’ombre du sentiment populaire — qu’on appelle maintenant inconscient collectif —, où elle ne cessera de couver tant que dureront l’injustice et la violence, prête à reprendre forme, selon les circonstances, apte à toutes les métamorphoses. Il y a du templier dans le soldat de l’an II, dans celui de Verdun et dans le communard.

Aimé Michel

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