Une culture du savoir-faire

logo-download

Une culture du savoir-faire

Arts et Métiers – décembre 1983

par Aimé Michel

 

De l’audace, disait Danton.

Belle parole, qui ne cessa d’être un mot creux parmi d’autres que lorsqu’il s’avéra qu’effectivement, affrontés à l’Europe, les soldats de l’An Deux gagnaient les batailles.

L’audace, en 1984, qu’est-ce?

Le combat n’est plus aux frontières. Il ne s’agit plus de se faire tuer. L’Europe, c’est maintenant le monde entier. La bataille est devenue économique. Elle requiert des vertus différentes. Avons-nous ces vertus? Sommes-nous convenablement armés pour en tirer parti?

D’abord, ne pas se tromper d’adversaire (si l’on poursuit dans ce langage guerrier).

Les stratèges l’ont depuis toujours démontré: c’est quand on a appris contre qui exactement l’on se bat que le caractère se forme, s’accoutume au danger, le surmonte. C’est ce qu’on appelle le «baptême du feu». Avant, l’esprit s’interroge anxieusement, essayant vainement d’imaginer l’inconnu. Après, il n’y a plus d’inconnu, l’anxiété fait place au calcul, à la ruse, à la prévision.

Il faut admettre que la reconnaissance lointaine, à travers les média et le téléphone arabe, n’est pas faite pour nous encourager. Quand les journaux et même les collègues nous parlent de ce qui se passe ailleurs dans la guerre économique, il est presque toujours question d’affrontements monstrueux dépassant la mesure d’un pays moyen comme le nôtre. À première vue, et d’ailleurs à en croire beaucoup, nous devrions faire comme les Américains et avoir notre vallée du Silicone, ou comme les Japonais et échafauder notre MITI.

Et considérant nos atouts, cela démoralise. Où prendre tant d’argent? Comment mobiliser tant de compétences? N’y a-t-il donc aucune chance pour des combattants moins impressionnants? Faut-il, pour survivre, investir la France tout entière dans quelques paris multinationaux? Dans des entreprises colossales et hasardeuses comme Ariane, les centrales nucléaires clés en main, ou, hélas, Concorde? Est-ce vraiment là notre unique choix?

Voici ce que me disait en août dernier un homme d’affaires américain de vieille souche française, et qui revient souvent réfléchir au pays de ses ancêtres.

— Pour certains projets, il se peut, et je n’ai jamais tenté de m’en assurer, qu’il faille être colossal ou laisser la place. Mais d’une façon générale, je crois que toute entreprise colossale gaspille autant d’hommes, d’idées et d’argent que le Pentagone. Je vous écoute parler de crise. Quelle crise? Quant à moi, quand la crise dont vous parlez a commencé d’envahir les discours politiques et la télévision, je n’ai plus qu’à me laisser porter. Mon affaire à San Francisco a un slogan: c’est «la plus grande des petites entreprises». Je n’ai jamais voulu grossir, seulement gagner davantage. Nous travaillons tous ensemble dans la même enfilade de bureaux toujours ouverts, sauf le «Bureau du Directeur» qui n’est pas le bureau du Directeur, mais celui où tel ou tel reçoit le client si celui-ci le désire, derrière une porte pour une fois fermée. Nous modernisons sans cesse nos moyens sans accroître nos effectifs. Pour moi, une bonne entreprise, c’est comme un village français: tout le monde connaît tout le monde, y compris le client. Qu’est-ce qui nous a fait nous envoler? Deux qualités que tout le monde cherche en temps de crise: la confiance chez les clients, et un travail intéressant pour nous tous, je ne veux pas dire seulement en argent. Cela a l’air, comment dites-vous, rétro. Je ne vous parle ni de techniques magiques, ni d’énormes capitaux. Les compétences, techniques de pointe, cela aide, mais ce n’est pas indispensable partout. Les gros capitaux, il faut s’en méfier si l’on veut éviter l’aventure et le risque de rachat.

Ainsi parlait cet Américain. Cet automne, j’ai voulu refaire un travail que l’on m’avait déjà fait il y a une douzaine d’années.

Il y a douze ans, j’avais vu arriver un Monsieur dans sa Mercedes, la voiture de deux contremaîtres et un camion de travailleurs immigrés. Cette année, il n’y avait plus ni Monsieur en Mercedes, ni contremaîtres ni travailleurs immigrés. Seulement un homme d’une quarantaine d’années et sa femme, tous deux en salopette, dans leur fourgonnette chargée d’un outil de travail très perfectionné, qui ont tout fait eux-mêmes, paperasse et travail sur le terrain.

Cela donne à réfléchir. Si le travail n’a pas décuplé en douze ans, si le coût en francs constants n’a pas chuté, évidemment c’est là l’un des secrets de la crise: que sont devenus les contremaîtres et leurs ouvriers sans qualification? Inscrits au chômage! En raisonnant sur cet exemple limite, on comprend que la «crise» frappe d’abord une certaine façon de travailler très dispendieuse en hommes. Pour que le travail de tous soit préservé, on ne voit qu’un moyen: c’est l’accroissement énorme du gâteau que se partageaient ces hommes. Et cela suppose que ces hommes se soient accoutumés à un outil de travail de plus en plus productif.

Il y a deux millions de chômeurs. Plus, paraît-il, peut-être un troisième million gardé tant bien que mal sur des tâches ennuyeuses et bazardables à la machine: l’accroissement du gâteau n’a pas suivi, les prix ayant monté trop vite. Ce qui me rappelle le propos récent d’un député anglais aux communes: «S’il n’y avait pas ces chômeurs, on pourrait dire que tout va bien at home».

Tout va bien mais il y a des chômeurs, humour noir, regrettable évidence.

Il y a des chômeurs, mais ouvrez les offres d’emploi du Monde et des hebdomadaires: on embauche partout.

L’ennui est que l’on n’embauche que des compétences. Rêve d’économiste: si ces trois millions de chômeurs et travailleurs-ventouses détenaient les compétences complaisamment détaillées dans les offres d’emploi, ils se remettraient à un travail productif et rentable. La surproduction s’aggraverait? Mais la surproduction n’est-elle pas l’autre nom, menteur, de la sous-consommation? Il n’y a sous-consommation que par manque d’argent. Et le seul moyen de fabriquer de l’argent, c’est d’agrandir le gâteau sans alourdir les prix. «Nous achèterions plus si c’était moins cher». Le cercle est fermé: la nouvelle politique de l’emploi, qui reste à découvrir, passe par une réforme intellectuelle rendant évident à tous que le salut personnel s’obtient par l’acquisition du savoir-faire.

Toutes les idées-forces sont des idées complexes perçues comme un mythe. Il est difficile de comprendre les idées complexes. Le mythe fascine l’imagination. Que n’eut-il fallu expliquer à un paysan ou un ouvrier anglais de l’époque impériale pour lui faire comprendre que son intérêt était de laisser là tout son passé et de courir affronter l’inconnu aux quatre coins du monde! Mais on n’eût rien à lui expliquer. Son cœur se gonfla soudain du désir de partir en voyant en rêve ce que les westerns recréent aujourd’hui pour nos yeux. Les idées complexes émurent le cœur, en son plus profond, par le truchement du mythe. Far West! Far West! Ils y courent.

Le mythe du savoir-faire comme valeur culturelle a incompréhensiblement disparu de nos écoles. Au temps de Diderot et de l’Encyclopédie, le savant et l’ingénieur étaient à l’avant-garde de la culture. Remarquons que ce mot, culture, ne nous est venu d’Allemagne que cent ans plus tard, qu’en France l’on disait «civilisation», que la civilisation française mettait Newton et Lavoisier sur le même piédestal que Shakespeare et Racine pour le moins, qu’on lisait avec respect les opinions du savant d’Alembert sur le théâtre et qu’ainsi en définitive l’esprit français, quand il gouvernait le monde, était bien plus moderne que notre présente idéologie de la culture, qui inclut les chanteurs mais non les ingénieurs.

Il y a là une défaillance de l’école, il faut le reconnaître. Ouvrez un «Livre du Maître» sur les «activités d’éveil». Ce sont toutes des activités d’art ou d’artisanat.

Pourquoi jamais plus ces Leçons de choses du temps jadis qui étaient celles de demain?

Pourquoi jamais de petites expériences élémentaires d’électricité, de dynamique, de chimie? Et que de jeux amusants et stimulants possibles sur une simple calculette! C’est par là peut-être que commencerait l’«audace».

Nul ne sait ce qui déclenchera chez nous la reprise observée ailleurs. Il faut compter avec un enseignement planifié et rigide, avec une hystérésis du mythe culturel (hérité du XIXe siècle et moribond sans le savoir). On rêve d’une nouvelle vague de besoins, mais naissant d’où? De l’allongement de la vie combinée au reflux des classes jeunes? De la robotisation des tâches serviles? Des jeux informatiques, qui déjà ailleurs apprennent le langage machine à l’âge du jeu de billes?

Les incertitudes sont innombrables, démontrant la fluidité galopante et imprévisible de notre tranche d’histoire. Qui de nous aurait pris au sérieux en 1980 la prophétie que d’ici trois ans les lieux communs des discussions françaises s’appelleraient Entreprise, Balance des Comptes, Taux d’intérêt, Différentiel d’inflation? «Vous n’y pensez pas!»

C’est dans les temps incertains et les difficultés que triomphe l’esprit d’entreprise. Le Far West est descendu sur nous. Ceux qui en 68 écrivaient sur les murs «L’imagination au pouvoir!» s’étonnent de voir leur vœu se réaliser, mais à contre-sens (de leur point de vue), comme dans ce conte de fées des «Trois Vœux» où l’héroïne, si je me souviens bien, se retrouve finalement avec un boudin au bout du nez. Du nez, il en faut en 1984. Gare au boudin…■

Aimé Michel

Ce contenu a été publié dans 1983, Arts et Métiers, Société, histoire, économie, politique, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.