Révélation chez les économistes

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Révélation chez les économistes

Arts et Métiers – Mars 1983

par Aimé Michel

 

«Depuis 1973, la science économique universitaire a fait faillite; les hommes ne disposent plus d’instrument propre à comprendre ce qui leur arrive…» Divine surprise! Enfin un, et lequel! qui écrit noir sur blanc ce lumineux constat familier aux lecteurs de notre Revue. Signé cette fois d’un plus grand nom: Jean Fourastié, de l’Institut.

Et le diagnostic ne surprendra pas davantage nos lecteurs: — (Ce qui est en train de se produire) «est tout simplement ce que les bonnes âmes appellent de leurs vœux: l’industrialisation du tiers monde[1]…»

Eh oui! Ce n’est pas une crise comme les autres, que les savants Traités de naguère, dans leurs tables analytiques, expédiaient d’un mot: «Crise: voir à Cycle». Eh non. Je ne sais s’il y eut des «cycles», onze cycles, disaient-ils, de 1820 à 1913, douze en y ajoutant 1929 «retardé par la guerre». S’ils perdent leur latin devant la «crise» actuelle, peut-être bien que leurs précédentes analyses n’étaient que du vent? Laissons cela. Laissons Marx enterrer Juglar, et réciproquement. Comme il m’a plu d’entendre l’autre soir sur France Inter (le 17 janvier) M. Chevènement, l’un des plus intelligents de nos gouvernants, interrogé par un journaliste pour savoir s’il était encore marxiste, répondre après un silence: «je suis anti-antimarxiste». Et d’expliquer que (selon lui) antimarxiste est synonyme de régression. Bon! dans ce cas, tout le monde est d’accord. Seriez-vous rétrograde, par hasard. Mais revenons à l’économie.

Il n’y a plus de «modèle», il n’y a plus de «mécanique» permettant — ou donnant l’illusion — de diriger les événements et les faits d’un esprit bien nettoyé de toute illusion.

Par exemple, la difficulté de vendre.

Difficile à faire entendre à un public qui attend trois mois sa nouvelle Renault! Mais il n’y a pas que Renault, et si cette marque particulière fait attendre, ce n’est pas parce qu’elle ne vend pas. C’est que, chaînes stoppées et carreau vide, que faire d’autre que d’attendre? Cas particulier, donc, mais point tant que l’on croit: il y a risque de raréfaction sur un marché, partout où une situation technique spéciale permet de tout mettre en panne en arrêtant quelques centaines de travailleurs. Voilà bien un problème technique. L’ingénieur ne doit pas seulement réfléchir à ses contraintes propres. Il doit aussi prévoir et prévenir les situations humaines génératrices de désordre. Les hommes sont les hommes! Si le redémarrage de telle fromagerie ou la pluie sur telle semence dépendait d’un petit bouton sur votre bureau, ne seriez-vous pas tenté de faire un peu sentir que vous existez?

Considérons la vraie difficulté de vendre: le carreau regorge. Question: tous, dans tous les pays, regorgent-ils? C’était cela, la crise à l’ancienne: on produisait trop pour le peu d’argent disponible, et l’on brûlait ici des produits qu’on aurait bien voulu acheter là-bas, si l’on avait eu de quoi. Mais regardez: cette situation n’existe plus nulle part. S’il manque 2 milliards de dollars à Chrysler, ce n’est pas parce qu’il y a trop d’autos dans le monde, c’est qu’on a aussi bien à moitié prix ailleurs, ou autre chose que Chrysler n’a pas. Quand j’ai acheté ma dernière voiture, j’ai bien tout examiné, et il se trouva que seuls VW et Ford Allemagne produisaient ce dont j’avais besoin. En réalité le Japon avait mieux encore, et peut être que VW et Ford Allemagne, s’en étaient un peu inspirés? Bref, cause première très probable, le Japon. Et attendez! La Corée du Sud est en train de monter des chaînes qui produiront 1 million de voitures par an. En face du Japon! On rêve. À quel prix vont-ils donc les vendre? N’est-il pas évident que croire qu’on va se défendre contre la Corée du Sud en travaillant moins et moins longtemps, c’est pure folie? J’ai déjà entendu plusieurs réfutations de Fourastié (qui affirme cette évidence): «S’il y a du chômage c’est qu’il n’y a pas assez de travail, donc travaillons moins.»

Oui, mais pourquoi y a-t-il moins de travail? Parce que nous vendons trop cher. Et pourquoi vendons-nous trop cher? Silence. Nous autres Occidentaux, créateurs de la science et de la technique, nous n’avons pas encore poussé notre réflexion jusqu’à comprendre cette vertigineuse subtilité.

Autre fait trop simple, semble-t-il, pour notre comprenette: Les Américains ont 11 millions de chômeurs qui chôment en moyenne trois mois; nous en avons 2 millions qui chôment en moyenne neuf mois. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire?

Réponse que m’a faite un syndicaliste, après réflexion: «en Amérique, les chômeurs sont moins protégés». Il faut admirer le courage intellectuel de ce syndicaliste très à gauche, qui ose penser que si en France on protégeait moins les chômeurs, il y aurait moins de chômeurs.

Et pourtant, non! Ce n’est pas la bonne réponse, du moins pour la plupart des chômeurs. Considérons d’abord les chiffres américains. Ils sont ahurissants, quand on y pense: 11 millions de chômeurs restent en moyenne trois mois sans travail, cela veut dire que, chaque année, en moyenne 44 millions de travailleurs américains changent de travail. Il y a certes un fonds de chômeurs permanents ou presque, mais cela ne fait qu’accroître la rotation-des autres.

Si l’on se rappelle que la «croissance» américaine est relativement stagnante depuis des années, cela signifie très clairement que l’Amérique actuelle est lancée dans un vertigineux processus de changement: le changement sans croissance, phénomène inconnu des manuels, mais témoignage d’une increvable vitalité; et créateur, à folle allure, d’un monde nouveau qui risque bien, si nous n’entrons nous-mêmes dans la course avec les mêmes mollets d’acier et les mêmes cerveaux en furieux renouvellement, de nous mettre d’ici dix ans en faillite. Ou moins de dix ans.

Cela frappe les voyageurs qui vont aux États-Unis. Mais regardez seulement à la T.V. l’environnement moyen de l’Amérique moyenne, image moyenne des feuilletons américains.

L’incompréhensible succès de Dallas, où l’intellectuel français ne trouve qu’à enrager, sa fascination spécialement sur les jeunes et dans les couches les plus populaires de notre pays, c’est le succès et la fascination de la modernité.

J’ai lu qu’il fallait l’interpréter à travers feu Barthes, le révolutionnaire de plume qui jamais ne révolutionna rien du tout: c’est-à-dire comme l’éternelle béance du simple d’esprit toujours grugé devant la fortune, le faste et les princes de ce monde. Bon! Et alors, pourquoi les innombrables films indiens, avec rajahs et autres maharajahs, avec palais, éléphants et feux d’artifices n’ont-ils pas envahi nos écrans? Pourquoi le bon peuple ne s’y laisse-t-il pas prendre et tourne-t-il le bouton?

J’arrête. Il n’y a pas à conclure: nous touchons là aux mystérieux moteurs de l’histoire.■

Aimé Michel

Note:

(1) Jean Fourastié: articles des 20, 21, 22, 30 décembre 1982 et 5 janvier 1983, dans Le Figaro. Ces articles remarquables doivent être publiés en volume ultérieurement.

 

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