De la force d’âme en matière de plan

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De la force d’âme en matière de plan

Arts et Métiers – Avril 1982

par Aimé Michel

 

Le lecteur A. et M. a sûrement en mémoire cette curieuse courbe transcendante que l’on appelle «courbe du chien» depuis, je crois, Bouguer (XVIIIe siècle).

C’est la trajectoire suivie par un chien courant à la vitesse constante V en direction de son maître qui, lui, se déplace sur une droite à une vitesse (également constante) v. Si V=v, on comprend que le chien ne rattrapera jamais son maître (la droite du maître est asymptote à la trajectoire). À chaque instant, le chien est sur la tangente allant du maître à la courbe. Le problème se complique si le maître ne suit pas une droite: on peut s’exercer mentalement à imaginer ce qui se passe! Ce n’est pas un jeu complètement futile.

En effet, ce qui se passe donne une bonne image de la planification en matière économique.

Le planificateur oriente à grand effort un appareil très lourd en vue d’atteindre un certain but qu’il définit dans un futur plus ou moins rapproché. Ce but est une anticipation: le planificateur est plus malin que le chien, il comprend que le but lui échappera s’il se borne à l’extrapoler à partir du présent, car dans ce cas le but fuira toujours sur son asymptote. Il y a vingt ans, on expliquait ainsi «pourquoi les Russes ne rattraperaient jamais les Américains». Ce qui s’est fort bien vérifié… à cela près qu’au lieu des Russes on eût dû surveiller les Japonais.

Au moment où la France entreprend elle aussi de planifier, ou plutôt de planifier davantage, il importerait de bien comprendre pourquoi la planification japonaise a peut-être réussi là où la russe échoue de plus en plus. Imaginons donc l’hypothèse la plus engageante pour le planificateur: c’est l’intelligente planification du ministère japonais du Commerce, le fameux M.I.T.I., qui a gagné, alors que l’échec européen est dû à la bureaucratie insouciante et aveugle. C’est l’hypothèse la plus engageante pour qui se propose de planifier, puisqu’on admet qu’entre deux résultats contradictoires le succès est dû au plan, et l’échec à des facteurs extérieurs au plan. Seulement, peut-on faire cette hypothèse?

Quand on examine sous une forme très condensée les performances alignées par le Japon à partir d’une date quelconque choisie avant ce qu’on appelle «la crise», mettons à partir de 1970[1], on fait une constatation frustrante, car elle semble défier la logique. Ou plutôt, on en fait plusieurs, qui peut-être n’ont qu’une seule et unique cause.

1) les prévisionnistes japonais n’ont pas plus que les nôtres prévu la «crise»;

2) ils n’ont pas plus que les nôtres prévu les chocs pétroliers;

3) comme nous, les Japonais ont souffert de ces deux événements imprévus, mais…

4) … mais, circonstance mystérieuse, le déclenchement de la «crise», puis la succession des chocs pétroliers (de chacun d’entr’eux, grands ou petits) après une période plus ou moins brève, mais toujours brève, ont vu les dégâts se transformer en succès, comme si, régulièrement, les difficultés imprévues n’avaient finalement joué qu’un rôle de stimulant. Le douloureux et incompréhensible paradoxe s’est encore récemment matérialisé sous nos yeux, quand, en même temps, nous avons appris que le syndicat américain de l’automobile avait, la mort dans l’âme, accepté une baisse des salaires, et que Toyota allait monter une usine quelque part dans le Middle Ouest, où se trouve Détroit, c’est-à-dire sous le nez des ouvriers américains! Vraiment, mais ces Japonais ont donc le diable au corps?

(N’oublions pas, en méditant ces événements incroyables, que pas un seul expert, pas un esprit sérieux et au courant de ce qui se passe n’aurait, ne fût-ce qu’envisagé de telles éventualités vers 1960.)

J’avoue me perdre en conjectures sur les motifs raisonnables qui ont inspiré la décision de Toyota, en dépit de toutes les explications données par les uns, supposées par les autres. N’a-t-on pas dit et répété que les succès japonais sont dus d’abord à un travail acharné insupportable à tout occidental, à un syndicalisme convaincu que «ce qui est bon pour Toyota est bon pour moi, employé de Toyota», et à la sous-traitance payée d’un bol de riz? Comment pareils motifs peuvent-ils aboutir à la décision d’implanter cette usine d’automobiles en pleine main-d’œuvre occidentale dans une industrie automobile en crise[2]? Surtout quand on a vu le rôle joué par le M.I.T.I., et donc qu’on est enclin à chercher un motif élaboré, discuté, bref une raison?

Revenons à la courbe du chien. Le principe en est que le chien court toujours vers son maître, tangentiellement à sa propre course. Quel que soit l’esprit qui inspire la planification japonaise, l’image de la courbe montre qu’il entre dans cet esprit une part d’orgueil inébranlable (d’ailleurs justifié par les faits). Car, pour qu’en dépit des propriétés de la courbe, le chien rattrape et devance son maître, il faut nécessairement lui prêter la découverte, puis la conviction affirmée que son maître n’a pas pris la bonne voie, et que lui, le chien, en coupant de telle et telle façon sans se soucier de la trajectoire du maître, se trouvera bientôt non derrière, mais bien devant. Bref, que le maître n’est pas celui qu’on croit

L’orgueil est à la portée de tout le monde. Nous n’en manquons pas, merci. Encore faut-il que les événements le justifient Et pour cela, il faut qu’outre l’orgueil, intervienne une vision réaliste de ce qui se passe. Est-ce de l’intelligence? Est-ce du flair? Quel est le secret? Question tant de fois retournée!

(Deuxième parenthèse pour signaler un livre japonais récemment traduit montrant, selon son auteur, que le prétendu succès japonais s’appelle en réalité désastre. L’auteur nous révèle surtout, par son existence et son succès at home, que les Japonais ont aussi leurs écolos, leurs contestataires, leurs déviants, comme nous, et qu’il faut rayer de nos préjugés la prétendue docilité moutonnière de ce peuple[3].

À défaut d’une conjecture raisonnable à proposer à mon lecteur déçu, voici donc quelques sentiments tirés, non de statistiques et d’études économiques, mais d’un peu de fréquentation d’amis japonais et de la littérature japonaise moderne (traduite!).

Je crois que les Japonais ne sont ni meilleurs économistes, ni meilleurs prévisionnistes ou planificateurs que les Américains, les Allemands ou nous. Il n’y a pas de secret qui puisse leur être dérobé. Ils emploient en gros les mêmes méthodes que les quelques autres pays leaders du monde. «Jadis, me disait l’un deux, physicien éminent, nous avons beaucoup appris des Allemands. Maintenant, nous apprenons plutôt des Américains. On dit même que nous les copions». Modestie? Mais Mishima, le grand écrivain qui se fit (comme nous disons) harakiri pour humilier l’«occupant» américain en 1970, devait parler avec la même «modestie». Se suicider horriblement devant quelqu’un pour lui faire honte quand on est un hypercivilisé aux manières modestes, cela ne relève pas de la «raison». Mais cela donne à réfléchir. La force d’âme est-elle une recette économique? Subjectivement, je réponds oui, sans hésiter.

Nous allons planifier. Très bien, si l’on aime les plans. Les meilleurs plans du monde dûment rédigés, ne restera qu’à les réaliser. C’est-à-dire à rallier toutes les volontés et à ne plus faiblir. La volonté collective dont témoigne la décision de Toyota ressemble beaucoup au geste de Mishima. Je ne sais pourquoi, regardant en mon âme d’occidental, j’y trouve quelque chose qui ressemble à de l’effroi. C’est ainsi, mes amis, tel est le monde. Serons-nous à la hauteur? Tout est là.■

Aimé Michel

Notes:

(1) Le phénomène que je vais décrire est d’autant plus frappant que les résultats sont plus condensés: Consulter la collection des Quid? année par année (Le Quid?, Robert Laffont, Paris).

(2) Tout près de Chrysler, aux déficits astronomiques, et alors que la récession américaine s’aggrave.

(3) L’envers du miracle, chez Maspero.

 

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