Qu’y a t-il dans le placard?

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Qu’y a t-il dans le placard?

Arts et Métiers – Octobre 1981

par Aimé Michel

 

Toute la technologie actuelle tire sa source de découvertes datant de presque un demi-siècle, si l’on ne considère que les découvertes vraiment fondamentales. Le laser (Gould, Townes, Schawlow) date de 1958, mais s’intègre entièrement et peut-on dire se déduit des principes de la physique quantique établis vingt ans plus tôt. L’extraordinaire mutation informatique n’est qu’une maturation progressive d’idées mathématiques remontant à l’entre-deux-guerres et au-delà, et de l’électronique quantique elle aussi plus que cinquantenaire. And so on…

Cette constatation donne à rêver, car elle implique que la physique actuelle contient la plus grande part de la technologie de pointe des ans 2020 ou 2030. À rêver, ou plutôt à scruter cette physique, lourde d’un avenir par ailleurs complètement obscur.

Il se trouve justement que les physiciens, sur un point fondamental, retiennent en ce moment leur souffle dans l’attente des résultats d’une expérience que beaucoup d’entre eux tiennent pour l’expérience du siècle.

Cette expérience a commencé de donner ses premières réponses ce printemps dans le laboratoire d’un Français, Alain Aspect, à la faculté d’Orsay. Notre compatriote mène d’une tête devant l’italien Rapisarda, de l’université de Catane. Le but des deux chercheurs est le même, leurs protocoles légèrement différents. Dans les deux cas les réponses sont répétitives. Elles produiront un oui ou non de nature statistique. Nous allons donc savoir. Savoir quoi?

Pour en mesurer l’importance, remontons en arrière de presque exactement un siècle, en 1887, date à laquelle Michelson et Morley prouvèrent contre toute attente que l’éther n’existait pas et que la vitesse de la lumière était une constante, quelles que soient les vitesses de la source et de l’appareil de mesure.

Si l’on se replace par la pensée dans l’optique alors enseignée, celle de Fresnel-Maxwell, les résultats de Michelson et Morley constituaient un monument d’absurdité. Comment admettre en effet qu’il n’y a pas de milieu optique vibrant quand toutes les expériences, sans exception, prouvent que la lumière est une vibration transversale obéissant avec une extraordinaire précision aux lois de ce type de mouvement? Première surprise, et la deuxième n’était pas moindre: comment expliquer l’effet Doppler, si la vitesse de la lumière est une constante? On n’imaginait aucune possibilité de réponse raisonnable à ces deux énigmes.

À peu près au même moment, l’étude expérimentale du corps noir portait un deuxième (ou troisième) coup aux certitudes théoriques les mieux établies en révélant que son spectre ultraviolet observé était en totale contradiction avec la prévision. En 1898, Lord Thompson écrivait néanmoins que l’édifice de la physique était presque achevé, mais qu’il subsistait à l’horizon «deux petits nuages noirs», les deux que je viens de rappeler: résultats de Michelson et Morley et «catastrophe ultraviolette».

On sait que l’exploration de ces deux petits nuages donna naissance à la relativité et aux Quanta, c’est-à-dire à l’ensemble de la physique du siècle suivant, le nôtre.

L’expérience d’Aspect-Rapisarda nous ramène littéralement à cette époque, puisque c’est encore une fois la nature de la lumière qui se trouve en cause, avec cette circonstance aggravante que nous savons maintenant que tout ce qu’on va trouver sur la lumière devra être généralisé à l’ensemble des ondes et corpuscules, c’est-à-dire aussi bien à la «matière» qu’à la «lumière» elle-même. Bref à toute la physique, y compris peut-être à la nature du temps, donc de l’espace!

Rappel rapide du principe de l’expérience: on sait produire deux «paquets d’ondes» (photons) corrélés;c’est-à-dire tels que, si l’on procède à des mesures sur l’un, on peut déduire les caractéristiques de l’autre sans le perturber; cela étant et la théorie prévoyant qu’il est impossible de procéder à quelque mesure que ce soit sans perturber l’objet de la mesure (inégalités de Heisenberg), il faut, car sinon tout s’effondre, que lorsqu’on fait des mesures sur une des deux particules corrélées, la perturbation se porte aussi, instantanément et sans considération de distance, sur l’autre particule.

Que mon patient lecteur relise les lignes ci-dessus: ce n’est certes pas du «polar», mais c’est très simple, il n’y a aucune obscurité. Seulement, la signification transposée à notre échelle est ahurissante, et c’est peu dire.

Supposons que vous et moi disposions, l’un à Perpignan, l’autre à Strasbourg, chacun d’un petit placard pouvant contenir soit une bouteille de Pommard, soit une bouteille de Juliénas; décidons (sur le papier c’est facile) que nos deux placards sont corrélés, c’est-à-dire que si l’un, ouvert, livre un Pommard, alors l’autre automatiquement livrera un Juliénas (s’il est ouvert après le premier). Jusque-là on peut imaginer diverses astuces plus ou moins plausibles pour assurer cette corrélation. Mais il y a la suite, et la suite correspond au postulat fondamental de la mesure quantique: on ne peut rien mesurer sans perturber. Donc, selon la façon dont je vais ouvrir mon placard, je trouverai, soit un Juliénas, soit un Pommard! Par exemple, un Pommard si je tourne la clé à droite, un Juliénas si je la tourne à gauche. C’est déjà très inquiétant! Mais la corrélation entraîne une conséquence qui l’est encore infiniment plus, puisque je peux, en décidant à Strasbourg de tourner ma clé à droite ou à gauche, déterminer à mon gré la bouteille que vous, vous trouverez en ouvrant votre placard perpignanais!

Voilà qui semble tout à fait déraisonnable. Cependant si (dans le cas des photons corrélés) l’on n’obtient pas ce résultat déraisonnable, le fondement de la physique quantique s’effondre, et bien plus encore, puisqu’il faudrait imaginer un nouvel éther et renoncer aussi à la théorie de la relativité[1]. La question est donc posée: qu’y a-t-il dans le placard?

Sauf improbable erreur, on le sait, ainsi que je l’écris plus haut. Mais avant de le dire, je voudrais souligner l’impressionnante ressemblance de la situation actuelle avec celle où Lord Thompson annonçait imprudemment le presque achèvement de la physique: une fois de plus, la représentation, la théorie et l’expérience se trouvent confrontées en triangle. La théorie régnante (physique quantique) n’est pas représentable. Les théories de remplacement (dites des variables cachées) sont représentables, mais n’arrivent pas à se formuler de façon utilisable. Et l’expérience?

L’expérience, une fois de plus, est appelée à trancher. Et il semble bien qu’elle l’a fait. En faveur, hélas, du non-représentable et de l’aberrant — mais c’est toujours ce qu’on dit d’abord: que l’on se rappelle la querelle sur la réalité des antipodes.

Les premiers résultats d’Aspect confirment donc la corrélation à distance[2]. La plupart des physiciens affirment que cette corrélation ne transmet et ne peut servir à transmettre aucun signal. J’avoue n’avoir pas encore compris leurs raisons. Ils disent même que l’expérience du siècle ne saurait avoir aucune application… comme le disait déjà Hertz à propos des ondes qui portent son nom. J’incline à rêver plutôt que l’expérience du siècle donnera naissance aux technologies du siècle (du siècle à venir).■

Aimé Michel

Notes:

(1) On me pardonnera, je pense, de ne pas tenter témérairement d’expliquer ces conséquences et de me ranger plutôt parmi ceux qui n’en ont pas encore clairement compris les difficiles arcanes.

(2) Appelée aussi «non-localité». La corrélation est en effet non locale. Plutôt même que de corrélation entre phénomènes éloignés, plusieurs préfèrent parler de phénomène non local, voire de non-localité généralisée.

 

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