Le monde en marche – La société à l’épreuve
Si les parents étaient pédagogues
Atlas – Air France n°89 – novembre 1973
Quand on arrive dans un pays inconnu, aussi étranger soit-il, ce sont les enfants qui, toujours, déconcertent le moins. Rien ne ressemble plus aux jeux et manèges d’une troupe d’enfants que les jeux et manèges d’une autre troupe d’enfants, qu’ils soient parisiens, bantous, esquimaux ou indiens. Les éthologistes (qui étudient les comportements) expliquent cette ressemblance par l’hérédité et par l’unité de l’espèce humaine. Plus l’être humain avance en âge et plus les comportements culturels remplacent les comportements instinctifs. C’est alors seulement qu’ils deviennent différents. Eibl-Eibesfeldt et Lorenz ont montré que certains gestes de l’adulte peuvent avoir, d’un pays à l’autre, des significations opposées. Lorenz en particulier me racontait en riant les malentendus qu’il eut avec un de ses élèves, originaire d’un pays d’Asie, et qui, disait-il, avait l’esprit de contradiction. «Avez-vous compris?» lui demandait Lorenz, ou bien: «Prendrez-vous encore un peu de thé?», ou encore: «La vie dans mon laboratoire vous plaît-elle?» Et toujours, de la tête, cet Asiatique souriant, mais obstiné, répondait non. Il souriait d’un air très satisfait, mais répondait non. En réalité, ce non voulait dire oui.
Chez l’enfant, au contraire, les mimiques et comportements quotidiens sont spontanés, et plus l’enfant est jeune, plus ils sont spontanés. L’adulte comprend parfaitement et sans ambiguïté tout ce qu’exprime le bébé d’un an, d’où qu’ils soient l’un et l’autre.
Depuis quelques années, les savants découvrent avec un intérêt passionné que les comportements innés de l’homme se retrouvent dans le monde animal exactement dans la mesure de notre parenté avec lui. À côté des ressemblances dites «de convergence», qui s’expliquent par l’impossibilité de se conduire autrement (par exemple dans les comportements de fuite et de combat si semblables chez tous les animaux), il existe d’autres similitudes qui, elles, sont dues à la parenté anatomique et physiologique. Ces similitudes sont alors d’autant plus grandes que la parenté est plus étroite. Et comme il s’agit de gestes et comportements innés, leur ressemblance est surtout frappante chez les petits.
Nos enfants ont depuis toujours senti très vivement cette parenté, eux qui ne se lassent pas de regarder les jeux des singes dans les zoos et qui éclatent de rire en chœur quand un petit singe fait une farce: ils «comprennent» d’instinct ce qu’ils voient, ils y participent, car eux-mêmes, s’ils pouvaient, ne feraient pas autrement.
Outre qu’il est toujours intéressant de comprendre ce que l’on voit, l’étude des comportements «humains» des singes supérieurs présente une autre utilité: c’est que l’on peut, sur le singe, se livrer à des expériences que l’on ne fait évidemment pas sur l’homme.
L’enfant dépérit loin de sa mère
On savait par exemple depuis longtemps que les petits enfants séparés de leur mère par l’hospitalisation présentent certains troubles physiques et psychiques tels que perte de l’appétit ou même refus de s’alimenter, ralentissement de la croissance, etc. On avait, sur ce sujet, une abondante observation clinique. Mais l’observation clinique n’instruit pas sur les causes. On ne connaît le pourquoi d’un phénomène qu’en le reproduisant. Et bien évidemment on ne rend pas un enfant malade pour voir comment cela se passe.
Les journaux ont donné un large écho, il y a quelques années, à ces expériences de privation maternelle chez le petit singe. Je rappellerai seulement que le bébé singe séparé de sa mère se développe mieux quand on lui donne une mère factice, une mère poupée faite d’une fourrure enroulée autour d’un châssis et près de laquelle il peut se réfugier quand il a peur, ou pour dormir. Ces études ont beaucoup éclairé la psychologie de la première enfance.
Sur les rapports entre la mère et l’enfant d’un âge un peu plus avancé, les observations faites sur les gorilles, les chimpanzés, les babouins et d’autres singes sont, elles aussi, très instructives et même souvent, on peut le dire, troublantes. Il semble, en effet, que la mère guenon sache parfaitement reconnaître le fait de la mort quand il s’agit de celle de son enfant. De nombreuses observations en témoignent. Voici, par exemple, ce que rapportait la fameuse naturaliste Jane Van Lawick-Goodall lors d’un récent congrès sur les origines des relations sociales humaines. Alors qu’elle observait, dans la brousse, une tribu de chimpanzés, son attention fut attirée par une famille dont un des enfants, âgé d’un mois, avait été frappé de poliomyélite.
Pendant les derniers moments de sa vie, le bébé devint de plus en plus impotent, et, finalement, tout à fait incapable de remuer ses membres. Chaque fois que la mère s’éloignait, il poussait des cris perçants. Elle était pleine de sollicitudes pour lui, s’en occupait avec tendresse, le berçait chaque fois qu’il se plaignait, prenait bien soin de disposer ses bras et ses jambes paralysés comme il fallait pour ne pas les écraser quand elle s’asseyait. Puis le petit mourut, ou en tout cas perdit complètement conscience. Alors le changement dans la conduite de la mère fut incroyable. Elle se leva, jeta le cadavre sur son épaule et s’en alla. La mère, semble-t-il, ne reconnut plus son bébé comme tel et n’eut plus envers lui aucun geste maternel.
Pour observer la conduite des mères guenons dans ces circonstances, Rosemblum alla en 1967 jusqu’à droguer plus ou moins profondément un bébé au penthotal, le rendant ainsi, d’abord bizarre, puis malade, puis désorienté, puis ataxique, puis complètement paralysé et inconscient. L’expérience était faite sur des hamadryas (le macaque sacré de l’ancienne Égypte).
Rosemblum observa que la mère est déconcertée par tout comportement inhabituel de son petit. Elle se tient à distance de lui, quoique ne l’abandonnant pas. S’il cesse tout mouvement, présentant ainsi les apparences de la mort, elle le considère à la fois comme un objet et comme son fils chéri. Quand le penthotal cesse son effet, le petit retrouve les soins maternels.
Tout cela est, on le voit, assez troublant. Mais ce n’est pas tout. Au cours de son expérience, aussi cruelle que simple, Rosemblum fit une remarque montrant, semble-t-il, que le singe ressent la réalité de ce que nous appelons la «personne» d’un individu: tant que le petit hamadryas n’est pas reconnu individuellement parmi ses frères et sœurs, s’il perd tout sentiment et présente les apparences de la mort, il est purement et simplement dévoré par la mère. Au contraire, dès qu’il commence à être reconnu individuellement, on observe le comportement décrit plus haut: elle n’abandonne le cadavre que lorsqu’il se décompose.
Nous sommes ici bien loin des jeux qui amusent les enfants au zoo. Cependant, si l’on y réfléchit, le trouble que suscitent en nous ces comportements est de même nature que l’amusement des enfants: nous reconnaissons, mais sous une forme caricaturale, comme travestie, l’expression de sentiments élémentaires qui nous sont familiers. Si nous sommes glacés par la guenon hamadryas dévorant son nouveau-né mort ou anesthésié, c’est que nous sentons dans cette horrible méprise (ou dans son absence quand l’enfant est reconnu) une image de nos propres limitations psychiques. L’homme, certes, ne dévore pas son bébé mort (et encore! peut-être trouverait-on cette coutume quelque part, si on la cherchait). Mais dans quelle mesure l’incertitude des actuelles discussions sur l’avortement ne traduit-elle pas chez nous un aveuglement de même nature que celui de la guenon cannibale?
Punir tout caprice et cajoler
Venons-en aux pleurs, à la morosité de l’enfant et à la fessée. J’ai cité quelques traits de mœurs du macaque hamadryas montrant la présence chez lui d’instincts élémentaires très évocateurs de ceux de l’homme. Ceux qui traduisent les rapports ordinaires entre la mère et l’enfant ne le sont pas moins. Seulement, chez l’animal, l’instinct n’est pas occulté par l’artifice et, de ce fait, il va presque infailliblement aux gestes les plus sûrs.
Chez le macaque, la survie de la tribu dépend largement, presque en premier lieu, de l’attachement de l’enfant à sa mère et de sa docilité. Plus les liens se relâchent, plus le petit court le risque de mourir prématurément. II faut donc entretenir ces liens, les rappeler sans cesse à l’enfant, lui en faire sentir la présence et la nécessité. Ce programme, on en conviendra, est aussi bon pour l’enfant humain, tout au long de son éducation, que pour le petit hamadryas. Tant qu’il est enseigné par l’adulte, l’enfant humain a intérêt à lui être attaché. C’est seulement quand il arrive à l’âge de l’innovation que son intérêt et celui de l’espèce l’invitent à prendre ses distances. Mais l’innovation, qui se transmet par la culture, ne peut survenir avant l’adolescence. Il n’est donc pas sans intérêt de voir comment la mère hamadryas s’y prend pour inculquer à son enfant l’attachement par où se transmet l’éducation, condition de la survie.
Son principe pédagogique numéro un, si l’on peut parler ainsi, consiste à ne tolérer aucun caprice, à «punir» sur-le-champ toute manifestation de ce genre. L’enfant est habitué très tôt à comprendre que, d’une part, il peut toujours compter sur la tendresse de sa mère, sur son aide et sa protection, mais qu’en revanche il ne peut en aucun cas jouer avec ses sentiments sans en être aussitôt puni. Et comme nous sommes là chez l’animal et que tout est donc plus simple et plus «gros», les procédés utilisés pour inculquer ces principes à l’enfant prennent souvent l’allure d’une comédie.
Par exemple, la mère ne recule pas à provoquer la revendication absurde chez son petit, pour aussitôt la rejeter. «Très tôt, dit Rosemblum, la mère empêche l’enfant de s’éloigner quand il veut s’éloigner, elle le rejette quand il se montre «collant» (clinging).» Loin de décourager les «bons sentiments» de l’enfant, cette conduite lui fait découvrir qu’ils fondent les rapports sociaux: «Chaque fois qu’elle le rejette, qu’elle le mord ou qu’elle le punit, c’est alors qu’il s’efforce le plus de se faire prendre.» De plus, la mère fait clairement «comprendre» qu’on ne doit pas l’importuner quand elle est occupée. Par exemple, elle affecte de ne pas entendre les criailleries de son rejeton et d’ignorer ses sollicitations quand elle mange. Pendant tout son repas, dit Rosemblum, la mère traite son enfant avec une complète absence de cœur, sauf, évidemment, en cas de besoin réel. Aussitôt son repas fini, elle le prend dans ses bras, le gratte, le mordille, le cajole. Aussi le petit prend-il conscience de sa mère et des autres membres de la tribu dont il apprend à respecter la présence.
Tous ces comportements (et d’autres semblables) fondent dans les sociétés de singes les règles d’une vie commune coopérative et tolérante. Les enseignements que peut en tirer la psychologie humaine n’ont pas encore été étudiés en profondeur. Mais on remarquera que le désenchantement et le malaise de la jeunesse est apparu à mesure que les adultes se désintéressaient de leurs devoirs d’éducateurs. Est-ce un hasard?■
Aimé Michel