Le monde en marche – La société à l’épreuve
L’homme une super-machine?
Atlas – Air France n°87 – septembre 1973
Indiscutablement, le médecin de Diogène est un anxieux. II soupire en regardant sa montre, la course d’Archiloque vers l’humide élément lui donne des palpitations, sa voix chevrote, sa main tremble et, pour se remettre un peu, il doit prendre un cordial.
En appuyant sur un bouton…
Prendre un cordial: on ne pense pas assez que dans le mot cordial il y a cœur et que chacun trouve naturel de prendre un cordial pour se donner du cœur. Car l’anxiété est un état d’âme, et l’alcool un liquide. Comment un liquide peut-il se changer en état d’âme? Et si un liquide peut modifier un état d’âme, ne se pourrait-il pas que l’état d’âme eût une cause physique que nous interprétons de façon illusoire comme n’appartenant qu’à l’âme?
Cette question sent le matérialisme. Elle menace notre sentiment le plus profond, celui de liberté. On sait d’ailleurs que le célèbre psychologue américain Skinner, après avoir pendant quarante ans étudié les circonstances physiques des états d’âme, vient de publier un livre paradoxal où il explique que l’homme n’existe pas, qu’il n’est qu’une machine, une mécanique compliquée, certes, mais entièrement explicable par la biochimie, c’est-à-dire en définitive par le physique. Entre un moulin à café et Skinner lui-même, il n’y a qu’une différence de complexité.
Ce n’est pas la première fois que l’on expose de semblables idées. L’Espagnol Pereira, au XVe siècle, Descartes et Malebranche au XVIIe siècle, de nombreux auteurs plus tard soutinrent que l’animal n’est qu’une machine. À partir du XVIIIe siècle, les matérialistes radicaux (La Mettrie, d’Holbach) appliquèrent à l’homme cette doctrine que d’ailleurs on peut faire remonter à l’Antiquité avec le Latin Lucrèce et le Grec Épicure. Mais c’est la première fois que l’hypothèse de l’homme-machine prétend se fonder sur l’expérimentation scientifique.
Commençons par exposer les faits qui embarrassent le plus notre intime conviction d’être autre chose qu’un super-moulin à café.
En étudiant les anxieux, l’Américain Cattell et d’autres savants découvrent que ceux-ci ont dans le sang un taux d’acide lactique et de lactates supérieur à la moyenne. Ils font la contre-expérience: dans le sang de sujets parfaitement sains et «relaxés», ils injectent de l’acide lactique: ceux-ci deviennent anxieux. J’ai déjà eu l’occasion de développer ici cette expérience et n’y reviendrai pas.
Voici mieux (ou pire). Pour soigner des épileptiques, le neurophysiologiste canadien Wilder Penfield et ses élèves doivent implanter dans le cerveau de ceux-ci des électrodes permanentes, c’est-à-dire des petites aiguilles métalliques traversant la paroi crânienne (où elles sont fixées, un peu comme un clou planté dans une planche) et pénétrant dans certains points soigneusement choisis du lobe temporal. L’idée du biologiste canadien s’inspire du fait que l’électro-encéphalographie montre dans de nombreux cas d’épilepsie des désordres électriques localisés. Pourquoi ne pas essayer de contrer ces désordres électriques en envoyant de petits courants en des points convenablement choisis du cerveau?
… Penfield suscite le souvenir proustien
Or, à l’occasion de ces expériences, Penfield découvre que les sentiments les plus subtils de mémoire et de souvenir, comme celui, fameux, de la madeleine de Marcel Proust, peuvent être suscités tout bêtement par le passage d’un courant. Ce que Proust décrit avec un art inégalé pendant des pages et qui donne l’impression d’une géniale investigation psychologique, Penfield le déclenche en appuyant sur un bouton. Je cite Penfield (Langage et Mécanismes cérébraux, PUF, Paris 1963, p. 46):
«Lorsque l’électrode fut appliquée au point 14 et aussi au point 15, elle provoqua un sentiment soudain de familiarité que la malade rapporta d’abord à son expérience présente. Elle eut le sentiment que l’intervention avait eu lieu auparavant et que même elle savait ce que le chirurgien allait faire [on regrette, soit dit en passant, que Penfield évite de nous dire si elle le savait vraiment]. Ceci se produisait sans aucun rappel du passé. C’était une conclusion subconsciente [exactement comme au début du passage de Proust déjà cité]. Dans des circonstances normales, de telles conclusions sont fondées sur une expérience réelle du passé.»
On pensera peut-être que ces conclusions anormalement coupées de toute référence au passé ne sont que pathologiques et ne prouvent rien: il s’agit d’une sorte d’hallucination, et l’on sait bien que l’hallucination peut avoir une cause matérielle (cf. la drogue).
Une mémoire «totale»
Mais dans le même livre et dans d’autres publications plus récentes, Penfield cite de nombreux cas où la stimulation ressuscita un passé «vécu» et que le malade retrouvait dans sa mémoire la petite aiguille métallique porteuse d’un micro-courant électrique allait chercher, par l’effet d’une brève modulation, le souvenir le plus enfoui, le plus oublié, et le ramenait à la vie. La résurrection de ce passé enseveli pouvait aller jusqu’au rappel d’un texte lu une seule fois par hasard, par exemple d’un article de journal lu quinze ans auparavant.
Penfield tira de ces expériences la conclusion qu’une mémoire absolue, totale mais normalement inaccessible, existe au fond de tout être humain. Par exemple, bien que je ne retrouve dans ma mémoire, au moment où j’écris ces lignes, qu’un seul mot du vocabulaire hittite, néanmoins mon moi profond saurait le hittite, car j’ai une fois — pour rechercher dans cette langue disparue depuis plus de trois mille ans une possible explication à certains mots fossiles du provençal archaïque des Alpes — lu entièrement un vocabulaire et une grammaire hittites. Je ne me rappelle rien (sauf le mot signifiant «eau»), mais, selon Penfield, une électrode convenablement implantée dans mon cerveau pourrait me le rappeler!
Penfield a-t-il raison? Ses expériences ont été cent fois reproduites par d’autres savants, avec les mêmes résultats.
Mais, dira-t-on, rappeler artificiellement un souvenir, ce n’est au fond pas très grave. Cela ne suppose qu’un stockage matériel des souvenirs. Les états de conscience, le vécu subjectif, voilà qui du moins ne saurait en aucune façon relever de l’électricité ou de la chimie.
Or, justement si, comme l’a montré, le premier, un élève de Penfield, l’Espagnol José M. R. Delgado.
Par des implantations très sélectives d’électrodes dans le cerveau, Delgado est arrivé à susciter de toutes pièces les sentiments les plus raffinés ou les plus violents.
Lors d’une expérience célèbre, il avait en face de lui un malade portant dans le cerveau une série d’électrodes reliées à un petit poste radio récepteur fixé sur la nuque. En appuyant discrètement sur tel ou tel bouton du poste émetteur correspondant, Delgado suscitait à volonté chez son malade la colère, la peur, la faim, la soif, l’envie de se lever et de marcher, la décision de tourner à droite ou à gauche. Le malade était entièrement téléguidé (cf. le le livre de Delgado: Physical control of the Mind, «le Contrôle physique de l’esprit», Harpers éditeur, Londres 1969). Mais le plus inquiétant est que cet homme téléguidé expliquait par des raisons intérieures, psychologiques, par de libres décisions, ce que Delgado provoquait en appuyant sur un bouton! La preuve était donc faite que la liberté peut être tout à fait illusoire (je précise qu’il est tout à fait vain de chercher la solution de cette angoissante expérience dans une erreur expérimentale: là aussi, tout a été refait par d’autres savants avec des résultats identiques).
Doit-on donc conclure que, comme l’écrit Skinner, l’homme n’existe pas, que nous ne sommes que des super-moulins à café dupes des illusions du corps?
II faut admettre que cette conclusion conviendrait fort à notre temps, si elle était possible. Elle soulagerait l’homme du poids de toute responsabilité. Si je ne suis pas libre, si ma liberté n’est que le trompeur déguisement des courants électriques de mon cerveau, alors tout effort sur moi-même est inutile et l’idée de devoir se trouve opportunément remplacée par celle de fatalité. Il est vrai que les Grecs (qui avaient pensé à tout) avaient prévu cette argumentation et sa réfutation: «Il était écrit que je te volerais» disait un voleur au philosophe Cléanthe pour s’excuser. Cléanthe, alors, rossant le voleur, répondit: «Il était écrit aussi que je t’en passerais l’envie.»
Mais à notre temps qui ne se satisfait plus de telles réponses, il faut des arguments scientifiques, expérimentaux. Ces arguments existent-ils?
Oui, et Skinner, en les passant sous silence, cesse d’être un savant. Il n’est plus qu’un fanatique prêt à tout pour étayer ses préjugés, y compris au mensonge par omission qui déshonore le savant.
Du point de vue neurologique, chimique, électrique, il n’y a rigoureusement aucune différence entre un phénomène conscient et un phénomène inconscient. Ce qui est observable est identique dans les deux cas. Cependant, certains phénomènes sont conscients, d’autres pas. On le prouve le plus aisément du monde, par exemple en arrachant une dent à Skinner avec ou sans anesthésie. S’il persiste à dire qu’il n’y a aucune différence, je me rends. Mais on peut douter que ce théoricien de l’inexistence de l’homme se souvienne de ses belles théories quand il se fait arracher une dent.
La volonté, exercice de la liberté
S’il n’existe aucune différence observable entre un phénomène inconscient et un phénomène conscient, il faut s’en tenir à la rigueur scientifique et conclure que la cause de la conscience ne se situe pas dans ce qui est observé, c’est-à-dire dans les faits électriques, chimiques, etc.
Le malade de Delgado croit savoir pourquoi soudain il se met en colère. Il explique ses raisons et ce ne sont pas des raisons de fou. Ce sont celles-là mêmes que nous invoquons quand la fureur nous prend.
Seulement, si on lui montre qu’en réalité sa colère explose quand on appuie sur le bouton rouge, tout change en lui. Il continue bien d’éprouver le sentiment, la passion de la colère. Il ne cesse pas d’en être ému. Mais s’il y exerce sa volonté, il en supprime tous les effets comportementaux. Il n’agressera personne. Il ne criera pas. On verra seulement son teint pâlir, ses mains trembler. Bref, il lui suffit d’être averti pour, s’il le veut, dominer ses déterminismes physiques, son animalité. S’il le veut: la volonté, c’est l’exercice de la liberté, et réciproquement. C’est par une aberration, je ne dis pas seulement morale mais bien scientifique, que l’on voudrait maintenant faire prendre la libération de notre animal intérieur pour la liberté. C’est au contraire sa domestication qui nous libère. Qui n’exerce pas sa volonté n’est qu’un chien. Et encore!■
Aimé Michel