La marche aveugle vers la lumière

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Le monde en marche – La société à l’épreuve

La marche aveugle vers la lumière

Atlas – Air France n°84 – juin 1973

 

La science est la seule activité de l’homme qui échappe complètement à l’emprise du bavardage et de la démagogie, et même à toute espèce d’emprise. Comme l’a montré Jacques Ellul, le monde de la science et de la technique est une jungle qui pousse irrésistiblement, et de façon imprévue, au défi de toutes les spéculations. L’astronomie nous en donne en ce moment même un exemple frappant.

La fuite des galaxies

On sait que le Soleil est une étoile et la Voie Lactée une galaxie tout à fait ordinaire, composée de quelque cent ou deux cents milliards de Soleils. Depuis le début du siècle, on sait aussi que le ciel est semé d’une nuée peut-être innombrable de galaxies plus ou moins semblables à notre Voie Lactée.

Les premiers astronomes qui parvinrent à mesurer la distance de quelques-unes de ces galaxies (Slipher, Humason) eurent la surprise de constater que plus elles étaient lointaines et plus elles semblaient s’éloigner de nous.

Quoique les distances se mesurent en millions d’années-lumière, la preuve de ce mouvement est extrêmement simple et évidente, fondée sur le fait que la lumière est un phénomène ondulatoire. Quand une locomotive se rapproche de nous à toute allure, en actionnant son sifflet, le son paraît soudain baisser dès qu’elle commence à s’éloigner. Il en est de même avec une source lumineuse. Si elle se rapproche de nous, les raies de son spectre sont déplacées vers le bleu. Si elle s’éloigne, ces mêmes raies sont déplacées vers le rouge. Les astronomes constatèrent que les raies de toutes les galaxies étaient déplacées vers le rouge, et que plus elles étaient loin, plus s’élargissait ce déplacement. Le grand astronome américain Hubble put établir une loi permettant de connaître la distance d’une nébuleuse ou de tout astre suffisamment lointain en mesurant simplement le déplacement vers le rouge.

Mais que signifiait au juste ce déplacement? La comparaison avec la locomotive permet une réponse aussi simple que saisissante: tous les grands corps célestes s’éloignent les uns des autres. L’univers est en expansion.

«Cette fuite des galaxies est une des découvertes les plus sensationnelles de l’astronomie moderne et probablement de toute l’astronomie» écrivait en 1955 M. Charles Fehrenbach, directeur de l’Observatoire de Haute-Provence.

Il suffit en effet de lire n’importe quel livre d’astronomie pour mesurer la place que tient la découverte de Hubble dans l’image que les savants se font de l’univers depuis un demi-siècle. Car si l’univers est en expansion, si tous les corps célestes s’éloignent les uns des autres, qu’est-ce que cela signifie? Que jadis il était plus dense, et que plus on remonte loin dans le passé, plus grande était sa densité.

Rappelons-nous ces films montrant l’explosion d’une bombe H et que nous avons eu si souvent l’occasion de voir à la télévision ou au cinéma. Au sein du nuage atomique chaque atome s’éloigne de son voisin, et à mesure qu’ils s’écartent leur vitesse s’accroît. Le nuage atomique est en expansion. Il est une parfaite image de l’univers tel que nous le montre la loi de Hubble.

Tout commença par le big bang

Mais arrêtons le film et faisons-le tourner à l’envers: nous allons voir le nuage se rétrécir de plus en plus vite et les morceaux de la bombe se recoller pour finalement nous montrer l’engin non explosé. Si l’univers est en expansion, il y eut donc dans le passé un moment où toute la matière explosa. Il y eut un moment zéro, un commencement.

Et c’est bien ce que croient actuellement la majorité des astronomes: qu’il y a une dizaine de milliards d’années, peut-être quinze, l’univers où nous vivons commença d’exister. En d’autres termes, l’astronomie du XXe siècle n’admet pas l’éternité des choses que nous voyons. Les savants ne parlent certes pas de création. Ils préfèrent le mot de «discontinuité». Les Anglo-Saxons appellent big bang (gros bang) le moment où l’univers commença d’exploser.

Cette idée de big bang, de commencement absolu, correspond bien à tout ce que l’on sait en physique et en astronomie, et c’est pourquoi elle est à peu près universellement admise. Cependant, elle est philosophiquement embarrassante. Si tout commença il y a dix milliards d’années, qu’y avait-il avant? Les savants n’aiment pas que leurs théories posent des problèmes métaphysiques. Aussi, un certain nombre d’entre eux ont-ils toujours essayé de trouver quelque solution de remplacement pour rendre compte de cette fuite des galaxies. L’idée la plus frappante fut proposée par l’Anglais Hoyle. Au lieu du big bang initial, Hoyle imagina une apparition continue et éternelle de nouveaux atomes d’hydrogène dans l’espace. Ces atomes naissant dans le vide, comme les gouttelettes d’un nuage dans l’atmosphère, tendraient éternellement à occuper plus d’espace, et ce serait là la cause de l’expansion. En somme, Hoyle se débarrassait du big bang en le débitant en une infinité de petits bangs. Hoyle est un esprit hautement original et créateur. Après avoir donné à sa théorie un beau développement mathématique et imaginé divers moyens de la contrôler, il finit, il y a quelques années, par la réfuter lui-même et montrer qu’elle était inacceptable. On revenait donc au big bang.

Il n’y aurait pas de «moment zéro»

Cependant, quand on examine le formidable édifice théorique déduit du déplacement du spectre vers le rouge, on ne peut manquer d’être frappé par un fait: c’est que l’édifice tout entier tient, et ne tient qu’à une certaine interprétation de ce déplacement. Tout cela n’est vrai que si le rougissement du spectre est bien provoqué par la fuite des sources lumineuses. Et s’il y avait une autre cause?

Ici, la parole est aux physiciens. Et justement, les physiciens sont formels: à moins de renoncer à une foule de certitudes apparemment bien démontrées, on ne peut imaginer d’autre cause au rougissement que la fuite. Ils refusent donc d’admettre toute autre hypothèse. Ou du moins, ils refusent, tant que les faits ne les y obligent pas. C’est en quoi la science échappe à l’arbitraire, à la mode, à l’éloquence et d’une façon générale, et comme je le disais plus haut, à toute emprise humaine.

Car voici que, depuis deux ans, les découvertes se multiplient qui démontrent l’existence d’un rougissement impossible à expliquer par la fuite des galaxies.

En 1971, l’Américain Arp découvrait que certaines galaxies reliées entre elles par des traînées d’étoiles, donc forcément très proches les unes des autres, présentent pourtant des rougissements très différents. Si elles sont à la même distance de nous (ce qu’implique leur voisinage), elles ne peuvent pas s’éloigner à des vitesses différentes, car sinon le temps les eût depuis longtemps séparées. Il faut donc bien que le rougissement de la plus rouge soit dû à autre chose qu’à la fuite.

Ne pourrait-on cependant imaginer que le voisinage mutuel de ces galaxies aux rougissements différents soit passager et dû au hasard comme deux personnes d’une foule qui se disperse peuvent se trouver côte à côte pendant un instant, bien que l’une courre et l’autre non?

Une deuxième découverte due au Finlandais Jaakala vient, il y a quelques mois, de montrer que c’est impossible: les galaxies les plus rougies sont aussi les plus «jeunes». Le rougissement est donc dû, non au déplacement, mais dans ce cas tout au moins à une particularité physique sans rapport avec le mouvement.

Tous ces faits, et un grand nombre d’autres semblables, tendent à donner raison à deux savants français, l’astronome Jean-Claude Pecker et le physicien Jean-Pierre Vigier qui, depuis quelques années, proposaient une théorie totalement différente.

Selon Pecker et Vigier, il faut chercher la cause du rougissement dans une profonde révision de nos idées sur le photon, ou grain de lumière. En particulier, il faudrait admettre que la masse du photon n’est pas nulle, comme on l’a cru jusqu’ici.

Remplacer «nulle» par «presque nulle», cela n’a l’air de rien. En réalité, ce petit changement, s’il venait à s’imposer, provoquerait la plus grande révolution scientifique de cette fin de siècle. Non seulement il n’y aurait plus de big bang, plus d’expansion de l’univers, plus de «moment zéro», non seulement l’univers redeviendrait éternel comme au temps d’Épicure, mais il faudrait refondre une grande partie de la physique quantique et peut-être relativiste.

Car ce n’est pas au hasard que Pecker et Vigier proposent ce petit changement catastrophique. Vigier soutenait sa théorie bien avant qu’aucun fait ne vînt la rendre plausible, pour des raisons purement abstraites que Louis de Broglie avait entrevues il y a plus de trente ans. Seulement, jusqu’ici, aussi convaincantes que fussent les démonstrations de Vigier, elles n’étaient que des mots parmi d’autres mots tout aussi convaincants. L’éloquence d’un homme ou d’un groupe d’hommes était impuissante à changer quoi que ce soit au cours de la science. Ce sont les faits, et des faits imprévisibles, qui vont peut-être provoquer ce changement. La science alors fera un nouveau pas en avant, entraînant, dans une direction inconnue, les savants qui la font.■

Aimé Michel

 

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