Quand l’histoire épouse la science

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Le monde en marche – La société à l’épreuve

Quand l’histoire épouse la science

Atlas – Air France n°82 – avril 1973

 

Un historien de 1973 ne peut plus lire Michelet ni Augustin Thierry, du moins avec le regard de l’historien. Les livres d’histoire actuels n’avancent rien sans donner leurs références, et ces références elles-mêmes font, chaque fois qu’on les utilise, l’objet d’un examen critique. Quand une discussion, s’élève, chacun s’efforce de distinguer de façon concrète ce qui relève de la preuve, ce qui relève de l’hypothèse, ce qui relève du constat. Dans Michelet, dans Augustin Thierry, qui possédèrent pourtant une immense érudition, on suit le récit comme on lit un roman, en partageant les passions de l’auteur, ou bien en s’en méfiant. Et dans ce dernier cas on est le plus souvent impuissant à voir où il se trompe, car les références ne sont pas données et l’on doit faire confiance au narrateur.

L’histoire-récit n’est plus guère pratiquée par les vrais historiens, sauf dans les cas où quelque chose est effectivement à raconter: par exemple la rencontre de deux personnages, une bataille, une catastrophe, un complot, un coup d’État. L’histoire moderne, en tant que science, se borne le plus souvent à la méticuleuse analyse d’un fait, ou bien, dans le cas d’une somme comme l’histoire d’un pays ou d’une époque, à une confrontation de documents.

Un modèle d’histoire destinée au grand public mais conçue dans l’esprit moderne est la monumentale Histoire de la France, dont Robert Philippe, de l’Université de Caen, est en train d’achever la publication (il en est au seizième volume)[1]. Sur les deux cent cinquante pages que compte chaque volume, il n’y a que cent dix pages de texte proprement dit. Une première partie d’environ quarante pages donne la chronologie des faits. Ouvrant par exemple le volume consacré au siècle qui va de 1450 à 1550 et prenant au hasard l’année 1523, je vois dix faits brièvement exposés en quelques lignes. En d’autres termes, pendant ce siècle, la vie de la France est suivie à peu près mois par mois dans ses événements essentiels. En fin de livre, il y a l’appareil critique, qui va des documents aux films et aux œuvres d’art. Entre les deux un dictionnaire biographique et le texte même du livre, qui explique ce que furent la politique, l’économie, la guerre, la société, la vie quotidienne, la religion, la pensée, les arts, l’influence de la France. Apparemment, c’est beaucoup de choses en cent dix pages. Comment peut-on condenser ainsi? Ne va-t-on pas retomber dans la difficulté qui embarrasse le lecteur de Michelet ou de Thierry?

Sans rien ôter au génie de ces ancêtres, on est bien forcé de constater le progrès technique de la science historique. Par exemple, la description de l’armée française de cette époque tient en moins d’une page. Mais le nombre de faits énoncés est fantastique, plusieurs par ligne. On en jugera par le premier paragraphe (pris au hasard):

«L’armée de Charles VIII est une armée de mercenaires, d’hommes de métier. Car l’armement impose l’entraînement individuel et des formations serrées et profondes, obtenues au prix de savantes évolutions effectuées au pas par des hommes entraînés. Il arrive que des pays se spécialisent dans un mode de combat. Les gendarmes sont des gentilshommes français, souvent des plus hautes maisons, soldés par le roi, une troupe d’élite au choc irrésistible, la force principale de l’armée. La grosse infanterie est suisse, des hautes vallées ou des cantons alémaniques. Les lansquenets sont des Allemands, petits bourgeois ou paysans aisés, qui s’équipent à leurs frais, armés à la légère avec piques ou hallebardes. Ils sont groupés en «régiments », dont le colonel est un entrepreneur qui a reçu de l’empereur ou d’un prince une patente l’habilitant à recruter pour son compte. Ce sont des troupes solides, mais qui passent pour manquer d’initiative. L’infanterie légère, elle, se compose de «Français»du Nord du royaume et de «Gascons»du Sud, braves, pleins de souplesse, mais moins solides que les Suisses ou les lansquenets. »

Indiscutablement, chaque mot est significatif et résume une foule de recherches préalables. Derrière chacun d’eux, invisibles, il y a des travaux particuliers apportant la preuve. La seule phrase sur les lansquenets nous apprend qu’ils sont allemands, d’origine bourgeoise ou paysanne, et précise ce qu’était leur armement. Tous ces détails proviennent des innombrables thèses d’histoire inlassablement produites chaque année depuis plus d’un siècle par les candidats au doctorat et de publications des chercheurs professionnels. Pour donner une idée de la spécialisation et de l’approfondissement de ces recherches particulières, je me bornerai à citer ces quelques titres d’études historiques récentes: «Un nom celtique de la hauteur en France, cnoc-cnec ou croc-crec, dérivés et composés»(Bulletin philologique et historique, 1966, p. 293); «Graffiti d’églises en Basse-Normandie»(Archéocivilisation, 1970, n° 9), ou encore, dans la même revue: «La moisson traditionnelle dans la région de Verdun. »

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Grâce à l’ordinateur, des archéologues anglais ont pu percer le mystère des alignements de Carnac. Allons-nous vers l’Histoire «électronique»?
Thanks to the computer, English archaeologists have deciphered the meaning of the alignment of Carnac’s stones. Electronic history on the march.

On voit que l’historien professionnel ne peut plus, en 1973, avancer un mot sans le justifier, sous peine de ne plus être pris au sérieux. Depuis les origines de l’histoire, le spécialiste de cette recherche travaille sur fiches. On retrouve des traces de fiches chez Tite-Live, Thucydide, Hérodote, et même dans les Chroniques de la Bible. Mais, en progressant, l’histoire ne peut plus maintenant approcher le sujet apparemment le plus anodin, comme par exemple les graffiti dans les églises de Basse-Normandie, sans aussitôt pénétrer dans un océan de travaux antérieurs. On constate, en effet, que l’auteur de cette étude originale sur les graffiti cite de nombreuses références. Il compare ses graffiti bas-normands avec des graffiti de Compagnons de France, avec d’autres encore.

Comment oser entreprendre la moindre recherche dans ces conditions? Comment l’esprit curieux dont l’attention est éveillée par un graffiti n’est-il pas d’emblée découragé par la fabuleuse somme de recherches où il va d’abord devoir se plonger avant d’oser énoncer sa première idée?

Disons d’abord qu’il faut bien admettre l’érudition phénoménale de l’historien professionnel. La somme de ses connaissances est inconcevable au profane. La redécouverte des Hittites, peuple complètement oublié de l’Antiquité jusqu’au début de ce siècle, commença lorsqu’un archéologue qui errait dans un souk du Proche-Orient observa sur une pierre un personnage gravé dont la coiffure lui rappela deux mots d’un passage d’Hérodote. Combien de savants étaient passés avant lui devant cette pierre? Il fallait, pour remarquer cette coiffure, savoir Hérodote par cœur. Et n’allons pas nous imaginer que ce savant savait Hérodote par hasard: il savait aussi par cœur une foule d’autres auteurs, qui aussitôt lui revinrent également à l’esprit pour confirmer l’importance de la pierre. En particulier, la Genèse, où dans un très bref passage sont mentionnés «les fils de Heth»(Genèse, X, 15).

Mais, s’il faut en savoir tant pour commencer à faire œuvre originale, comment y a-t-il encore des historiens? Le profane étonné doit savoir qu’en cela l’histoire ne se distingue pas des autres sciences: en 1973, seul celui qui sait déjà beaucoup peut espérer trouver quelque chose de neuf. Quand un amateur découvre quelque chose, il s’agit, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent au moins, d’une pseudo-découverte faite déjà des milliers de fois avant lui, et reconnue fausse ou illusoire. Les chroniqueurs scientifiques (j’en sais quelque chose) reçoivent sans cesse des lettres où sont exposées de telles «découvertes ».

C’est pourquoi les historiens actuels ont de plus en plus tendance à utiliser les mêmes moyens que les autres savants, et en particulier l’ordinateur. La machine ici ne sert que très rarement à faire des calculs. Cela se produit cependant parfois, comme ce fut le cas récemment pour ces archéologues anglais qui décryptèrent la signification des fameux alignements de Carnac, dans le Morbihan. Mais, le plus souvent, l’ordinateur opère le classement des documents et de leurs corrélations. On peut alors, par exemple, en appuyant sur une touche, avoir instantanément la référence de tous les documents diplomatiques espagnols ayant un rapport avec la révolte des Anabaptistes.

Cette histoire «électronique» (qui, hâtons-nous de le dire, n’en est qu’à ses débuts) sera-t-elle très différente de celle d’Adolphe Lods? N’aboutira-t-elle pas comme elle à tout ensevelir sous un excès de faits et à faire douter de tout?

L’Histoire de la France de Robert Philippe, qui est une œuvre collective, montre déjà que les méthodes destructrices d’un Adolphe Lods sont dépassées. En 1973, on sait mieux qu’en 1930 tenir compte de tout, y compris des connaissances véhiculées par des moyens aussi précaires en apparence que la tradition orale, la mythologie comparée, le folklore. En 1930, Lods, qui savait pourtant comment Schliemann avait redécouvert Troie en faisant confiance aux poèmes homériques, rejetait presque en bloc la tradition juive des temps de Moïse et, à plus forte raison, des patriarches. Maintenant, on est plus prudent. On n’affirmera sans doute guère plus que du temps de Lods. Mais on se risquera beaucoup moins à nier sans de solides raisons. Les succès de l’histoire de l’Afrique noire, par exemple, où l’on a souvent pu remonter très loin dans le passé par la simple comparaison des traditions orales, montrent que la mémoire des hommes peut être aussi fidèle que la pierre. En ce qui concerne plus particulièrement l’histoire lointaine d’Israël, les découvertes de l’archéologie ne cessent de montrer que ce fut bien le cas. Quand une culture très forte s’installe, elle peut garder ses traditions pendant de nombreux siècles.■

Aimé Michel

Note:

(1) Histoire de la France, en cours de publication sous la direction de Robert Philippe (Culture, Art et Loisirs, 114, Champs-Élysées, Paris-8e): «De la Gaule celtique à 1970».

 

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