Quand le poisson devient pêcheur
Article paru dans Toute la pêche – date inconnue
Par Aimé Michel
• Le monde du silence est celui des ténèbres.
• Feux de signalisation et appâts lumineux.
• Ancêtres envahisseurs, les poissons osseux.
On a les vacances qu’on peut. Je ne sais comment vous avez, organisé les vôtres, mais je connais quatre ou cinq gaillards qui, eux, ne se sont pas embêtés, et que les fantaisies de la météorologie ont laissés complètement froids: les dénommés Nikolaïev et Popovitch, par exemple, qui s’en sont allés faire un petit tour de quelques millions de kilomètres dans l’espace. Il y a aussi le commandant Houot et l’ingénieur Willm qui, eux, ont choisi avec leur bathyscaphe Archimède, la direction inverse, et se sont trouvé un petit trou tranquille à neuf ou dix mille mètres sous le niveau de la mer, dans la fameuse fosse des Kouriles…

Laissons Popovitch et Nikolaïev à leurs ébats spatiaux: il existe bien des poissons volants, mais pas à cette altitude, que nous sachions du moins, en dépit de ce que disait le joyeux Charles Fort sur une prétendue mer des Sargasses de l’Espace. Houot et Willm, par contre, sont un peu nos frères, à nous autres chevaliers de la gaule. À neuf kilomètres de profondeur, ils ont retrouvé l’omniprésence de notre vieil ami le poisson. Mais sous quelles formes bizarres, et travesti de quelles mystérieuses transformations! Un coup d’œil dans ce monde du silence encore si peu connu nous incitera peut-être à regarder avec une curiosité et un respect renouvelés le brochet ou la truite frétillant au bout de notre ligne.
Première observation rapportée depuis longtemps déjà par les explorateurs des profondeurs marines: ce monde du silence est surtout celui des ténèbres. À partir de 150 mètres, seuls des procédés optiques compliqués permettent de recueillir une très légère trace de luminosité. Les rayons du soleil le plus éclatant sont à peu près totalement arrêtés, aussi totalement en tout cas qu’au fond d’un long tunnel recevant un peu de lumière par sa bouche lointaine. Les poissons sont ici grisâtres ou argentés (quand on les éclaire artificiellement). Descendons encore d’un palier: à 500 mètres, c’est la nuit absolue, définitive, celle d’un cercueil plombé. Toutes les créatures vivantes, à partir de ce niveau, sont couleur de muraille, c’est-à-dire d’un noir d’anthracite. Quelques exceptions exhibent un rouge sombre. Encore n’est-on pas certain que ces exceptions-là ne remontent pas de temps à autres à l’étage au-dessus.
le poisson pêcheur

Mais en même temps que le soleil disparaît aussi complètement que s’il n’avait jamais existé, un autre type de lumière commence à se laisser percevoir: celle que les poissons et les autres êtres marins se fabriquent eux-mêmes et dont ils se servent pour de multiples usages. C’est la fameuse luminescence.
La luminescence est uniformément obtenue par le mélange de deux substances obscures en elles-mêmes mais qui se mettent à dégager de la lumière quand elles entrent en contact, la luciférine et la luciférase. Rien de diabolique dans ces substances au nom bizarre. Elles tirent simplement leur dénomination de deux mots latins: lux, lumière, et ferre, porter. Les êtres des abysses les emmagasinent dans deux organes différents et les mélangent à l’aide d’un troisième organe quand ils en ont envie. Le procédé est simple et si pratique que, nous dit le professeur Richard Carrington[1], les officiers japonais, pendant la dernière guerre, étaient souvent pourvus de poudre de luciférine et de luciférase extraite du corps du crustacé Cypridina. «Mouillée et grattée sur la paume de la main, elle fournissait une lumière suffisante pour lire des messages dans des conditions où l’emploi d’une torche électrique eût été dangereux.» Le Cypridina n’avait pas prévu cela!
• Poissons pêcheurs
Mais quel est alors l’usage habituel de ces lampes des profondeurs? Pour s’en faire une idée, il faut observer de près, en naturaliste, les êtres qui en sont pourvus. On constate alors que la plupart de ces éclairages naturels peuvent servir soit à éclairer, soit à être éclairé. Ils sont tantôt des feux de position, tantôt des phares proprement dits. Dans le premier cas, ils jouent évidemment un rôle sexuel: les mâles et les femelles se reconnaissent dans les ténèbres et se repèrent au moment du frai. Plus rarement, on peut supposer (mais ce n’est pas prouvé) que certaines espèces immangeables se signalent ainsi à leurs ennemis éventuels, comme si elles étaient revêtues de l’étiquette: «Attention! poisson violent, goût détestable, arêtes pointues, n’y touchez pas!»
De tels signaux sont bien connus dans le monde des insectes, où les espèces mangeables essaient de se dissimuler de leur mieux (c’est le mimétisme), et où les espèces immangeables sont parées de couleurs vives (c’est l’aposématisme). Tout le monde y gagne: le glouton qui serait obligé de recracher sa proie avec dégoût, et la victime, qui échappe au massacre. Le feu de signalisation est reconnu par le carnassier, qui se garde bien d’y toucher.
Mais l’usage le plus astucieux de ces lumières des profondeurs est indiscutablement… la pêche au feu. Parfaitement! Car si l’homme est un loup pour l’homme, le poisson, lui, sait quelquefois se transformer en pêcheur. Certains habitants des abysses disposent en effet d’une authentique canne à pêche disposée sur la mâchoire supérieure, et dont la longueur, chez le lasiognathus, par exemple, excède celle du corps de l’animal. C’est une sorte de longue tige rigide, articulée à sa base, et commandée par deux jeux de muscles antagonistes permettant toutes les manœuvres qui nous sont familières. Rien n’y manque, et surtout pas l’appât, situé à l’extrémité, et qui n’est autre qu’une petite boule luminescente. On imagine facilement ce compère des profondeurs tapi dans les impénétrables ténèbres où il passe sa vie, et agitant, quand il a faim, sa funeste lampe grosse comme un pois chiche. Un autre affamé passe à proximité. Il s’approche, alléché, aperçoit cet objet d’apparence inoffensive, se jette dessus… et le lasiognathus, invisible trente centimètres plus bas, n’a que le mal d’ouvrir sa gueule immense (elle s’ouvre presque jusqu’à la moitié du corps) pour y recevoir l’étourdi. Tel est pris qui croyait prendre: c’est l’éternelle aventure du poisson appâté.
Chez le Gigantis macronema, la canne à pêche est trois ou quatre fois plus longue que le poisson! Pour prendre sa proie, écrit Carrington, l’animal nage lentement dans l’eau, la canne tendue vers l’avant, l’appât lumineux clignotant et provocateur allumé par les muscles qui le commandent. Quand la proie approche pour examiner la source de lumière, agitant l’eau autour d’elle et peut-être même la touche (car on peut distinguer à l’extrémité de la canne une petite touffe de poils servant probablement d’organe tactile), le poisson-pêcheur ouvre la bouche et fonce rapidement en avant: il y a un poisson de moins dans la mer, et un repu de plus.
Qu’en dites-vous, amis pêcheurs?
Mais il y a mieux encore, et après avoir étudié les méthodes du Galatheathauma axeli, nous n’éprouvons plus qu’une envie, celle d’aller nous rhabiller — jugez-en.
• Lumières qui tuent

Ce poisson fut découvert en 1952 par le prince Axel de Danemark, lors de la première exploration organisée par cette altesse à bord de son navire-laboratoire Galathea, d’où le double nom de l’animal. Le spécimen capturé avait 47 centimètres de long. Son aspect était bizarre, certes, comme c’est la règle pour les poissons abyssaux. Mais ce qui stupéfia le plus les naturalistes du bord, ce fut ce qu’ils découvrirent lorsqu’ils ouvrirent sa large mâchoire solidement armée d’une rangée de dents pointues analogues à celles d’un peigne: sur la voûte du palais, disposé en forme de V, ou de fourche, un organe lumineux brillait d’une lueur violacée! Un sacré luron, ce Galatheathauma axeli, et un fin pêcheur: tout le mal qu’il se donne pour serrer sa proie consiste à se poser sur le fond et à bâiller largement. Les naïfs du coin, intrigués par cette lueur, se glissent sans qu’on les y pousse jusqu’au fond de la gueule ouverte. Il ne reste qu’à la fermer et avaler. Qui dit mieux? N’y a-t-il pas là de quoi écœurer les champions qui s’exténuent des journées entières dans les cascades et les torrents, au risque de se noyer, pour quelque maigre friture?

La méthode est d’ailleurs si excellente que, depuis l’expédition de la Galathea, on a pu trouver un bon nombre d’autres espèces qui l’ont adoptée. Comme le Galatheathauma, les Chanliodus et les Dactylostonias ont des organes lumineux à l’intérieur de la bouche. Ces lumières qui tuent sont étudiées avec un grand raffinement artistique: quand il s’agit d’attirer le chaland, la nature montre une imagination débordante. Les organes lumineux buccaux exhibent le plus bel arc-en-ciel de couleurs chatoyantes, de l’orange violacé au bleu-vert. Leur disposition évoque parfois celle d’un vitrail du treizième siècle. Si, comme il faut le croire, les poissons des profondeurs sont sensibles à la beauté des formes et des couleurs, ils ont au moins la consolation de mourir parfois dans une châsse.
Sur l’efficacité de la lumière en tant qu’appât, les poissons n’ont donc rien à apprendre des hommes. La lampe utilisée par les pêcheurs de Méditerranée pour attirer les poissons dans leurs filets n’est qu’une grossière imitation des méthodes familières aux poissons de profondeurs. Dans un certain nombre de cas relevés par les spécialistes de la bioluminescence, comme l’Américain E. N. Harvey, il est même patent que les pêcheurs ont directement emprunté leurs astuces aux poissons eux-mêmes — tels, par exemple, ces pêcheurs portugais qui rendent luminescent le morceau de chair de chien de mer qu’ils utilisent comme appât en le grattant sur le ventre du «poisson à queue de rat» Malacocephalus laevis, opération qui recouvre l’appât de bactéries lumineuses vivant dans une glande près de l’anus du poisson. Dans les Indes orientales, également, selon Carrington, on emploie comme appât de la chair prélevée près de l’œil du poisson Photoblepharon, parce qu’il y a à cet endroit une glande qui contient des bactéries lumineuses (photoblepharon signifie d’ailleurs, en grec, paupière lumineuse).

Je disais tout à l’heure que ces merveilles de profondeurs marines nous invitent à regarder d’un œil nouveau les poissons de nos rivières eux-mêmes. Pourquoi? Parce que tous les poissons osseux (les téléostéens, pour parler comme les naturalistes), qu’ils soient de mer ou d’eau douce, descendent d’ancêtres qui ont d’abord peuplé les rivières et les lacs. Si la mer regorge de poissons jusqu’aux profondeurs atteintes par Piccard, Houot et Willm, c’est parce qu’elle fut conquise, pendant les millions d’années de la longue histoire de la vie, par l’audace et l’ingéniosité des poissons d’eau douce devenus «pélagiques». Se douterait-on que notre friture familière ait pu recéler tant de ressources, et que tant de prodiges aient pu sortir par les mystérieux mécanismes de l’évolution, d’une vulgaire cervelle de poisson?■
Aimé Michel
Note:
(1) Biographie de la mer, éditions Payot, p. 153.