Article paru dans Toute la pêche – date inconnue

Les savants laissent volontiers croire que la science est forcément quelque chose de très compliqué, où le commun des mortels ne saurait rien comprendre. C’est vrai parfois. Mais très souvent aussi nous faisons de la science comme Monsieur Jourdain parlait en prose, sans le savoir. C’est ainsi que les pêcheurs, quand ils utilisent les leurres, appliquent sans le savoir à leur innocente passion l’une des plus étonnantes découvertes de l’éthologie moderne: celle des comportements à programme déclenchés par les stimuli-signaux!
L’éthologie, rappelons-le en passant, est cette science, ou plutôt ce vice, que pratiquent de grands messieurs bardés de diplômes dont la vie se passe à observer, grâce à mille ruses diaboliques, le comportement des animaux. Quant aux comportements à programme, etc., et bien! vous allez voir que vous connaissez cela depuis votre première canne à pêche. Suivez le guide.
Comme il arrive fréquemment, les savants ne sont parvenus à la découverte en question que par des voies horriblement détournées. Ils seraient sans doute parvenus au même résultat en taquinant le goujon. Mais le docteur N. Tinbergen, professeur à l’Université d’Oxford, bien que Hollandais, ne taquinait pas le goujon. Cet homme austère et dénué d’humour (sinon, bien sûr, de perspicacité), avait une autre passion: celle d’observer une espèce de scarabée aquatique appelé dytique, ou plus exactement en latin dysticus marginalis. Ce dysticus se nourrit de diverses proies qui hantent les eaux, et notamment de têtards. Et le grave docteur Tinbergen avait fait une curieuse observation: malgré sa passion pour les têtards, jamais le dytique ne semblait intéressé par le plus alléchant d’entre eux s’il le voyait à l’intérieur d’un tube en verre bien fermé.
— Cette bestiole, se dit le savant, doit être aveugle.
Et pourtant, le dytique avait des yeux bien développés, dotés d’une parfaite vision. Il voyait donc le têtard. Et pourtant, même affamé, il n’essayait pas de le croquer quand celui-ci lui était présenté dans un tube clos.
— Le dytique serait-il donc tellement intelligent qu’il ne se laisserait pas tromper par la transparence du verre? se demanda alors le professeur Tinbergen.
Cette hypothèse lui semblant excessive (puisque le chat, bien plus intelligent qu’un vulgaire coléoptère, ne laisse pas d’être mis en appétit par un poisson rouge bien à l’abri dans son bocal), Tingerben eut une autre idée.
— Peut-être, se dit-il, mon dytique chasse-t-il à l’odeur, et non à la vue?
Il prit donc un têtard, l’écrasa sur l’extrémité d’un bâtonnet, et plongea négligemment son bout de bâton non loin de l’insecte. Il eut alors la satisfaction de voir effectivement celui-ci foncer voracement sur l’appât et entreprendre sur le champ un très indigeste festin de brindilles.
Pour être bien sûr de sa découverte, le grave savant voulut fignoler un peu plus l’expérience. Il prit cinq ou six têtards, les écrasa, en tira une goutte de jus et la déposa avec une pipette au fond de l’eau, sur le sable. Il n’y avait plus de proie, ni vraie ni fausse. Il n’y avait plus que son odeur. Et le dytique, comme un forcené, se jeta sur cette odeur et tenta vainement de la dévorer. La preuve était faite: le dytique ne chassait qu’à l’odeur.
— Très intéressant, se dit Tinbergen. Ainsi, les bêtes sont parfois incapables de faire la liaison entre ce qu’elles voient et ce qu’elles sentent, contrairement aux hommes qui savent fort bien imaginer un rôti avec sa seule odeur ou, à sa seule vue, imaginer l’odeur, etc.

Du dytique aux poissons
Tinbergen eut alors une idée fort simple en soi, mais qui, après coup, ressemble fort à un coup de génie. Il se rappela le bizarre manège auquel se livrent, le printemps venu, les mâles d’une espèce de poisson de rivière que nous connaissons bien: l’épinoche.
À cette saison, les épinoches mâles revêtent, sur leur gorge et leur abdomen, une superbe livrée d’un rouge vif. Cette livrée écarlate est bien un signe distinctif du sexe mâle, les femelles en sont dépourvues. Le printemps étant la saison du frai, c’est-à-dire, par voie de conséquence, de la rivalité masculine, que vont faire ces messieurs quand ils se rencontreront au hasard de leurs pérégrinations aquatiques? Ils se battront comme des chiffonniers. Et Tinbergen se rappela précisément qu’au printemps les épinoches mâles semblent être mis en fureur par toute espèce d’objet rouge, quelle que soit sa forme.
Pour voir exactement ce qu’il en était des raisons et des causes de ces mâles fureurs, le savant hollandais se livra aux malicieuses manigances que voici:
• 1° Il prit deux épinoches mâles printaniers normaux, c’est-à-dire revêtus de leur livrée rouge, et les jeta dans un même bac. Résultat immédiat une belle bagarre, d’ailleurs du type «retiens-moi-ou-je-fais-un-malheur», et consistant essentiellement en coups de queue furieux et manœuvres d’intimidation. Conclusion de cette première expérience: les mâles savent fort bien se reconnaître comme tels. À quoi se reconnaissent-ils? C’est ce qui reste à déterminer. D’où les expériences suivantes;
• 2° Tinbergen retire un des mâles du bac et recouvre ses beaux attributs écarlates d’une couche de peinture grise: voilà le mâle ignominieusement travesti en femelle, du moins quant à la couleur, ses formes de mâle restant évidemment intactes. L’autre mâle va-t-il percer ce déguisement et reconnaître le rival derrière la trompeuse couleur? Tinbergen rejette le mâle déguisé à l’eau. Aussitôt celui-ci se précipite sur l’autre, qui s’enfuit, manifestement décontenancé par une agression qui lui semble incompréhensible. Conclusion: si l’on supprime la couleur rouge d’un mâle, ses congénères ne le reconnaissent plus pour tel;
• 3° Tinbergen retire le mâle peint et le remplace par une authentique femelle. Aussitôt ou presque, les petits jeux d’amour commencent mâle et femelle savent donc bien se reconnaître, ce dont on se doutait. Mais la suite est plus gauloise;
• 4° Tinbergen retire la femelle, prend un pot de peinture rouge, et affuble la malheureuse d’une triomphale livrée mâle. Bien entendu, cette femelle garde par ailleurs tous les caractères de son sexe. Le mâle, pour l’identifier, se fiera-t-il à sa conformation ou à son habit? Tinbergen la jette à l’eau et aussitôt le mâle, qui tout à l’heure lui contait fleurette, l’attaque férocement, ce qui montre bien l’aveuglement congénital des hommes, toujours prêts à se laisser tromper par quelque attifement. En l’occurrence, ici, le mâle épinoche ne se soucie nullement de regarder s’il s’agit d’un autre mâle ou d’une femelle, le rouge lui suffit pour juger que c’est un mâle, et il fonce;
• 5° Tout de même, Tinbergen veut savoir jusqu’où va la bêtise de ce mâle allergique au rouge qu’il arbore pourtant avec fierté. Il fabrique toute une série de leurres (nous y voici) allant d’une ressemblance parfaite avec l’épinoche mâle ou femelle à des formes tout à fait quelconques, cailloux, bouts de bois, etc. Résultat: les leurres, ressemblants ou pas, n’intéressent aucunement ce mâle borné, à moins qu’ils aient leur partie inférieure peinte en rouge, auquel cas il les attaque. Et de même que certains hommes enclins à la bagatelle présentent systématiquement leurs hommages à tout ce qui porte jupe ou cotillon, qu’il s’agisse de brune, de blonde, de jeune, de vieille, de bancroche ou de bréhaigne, de même l’épinoche agresse comme un ennemi tout objet peint en rouge dans sa partie inférieure, aussi grossière que soit l’illusion.
Conclusion de cette très curieuse et très amusante série d’expériences: les poissons ne distinguent dans les leurres fabriqués à leur intention qu’un aspect bien déterminé, en liaison avec un sens donné, à l’exclusion de tout autre.
Il me souvient des leurres admirables proposés dans mon enfance par certains catalogues de produits de pêche, et qui me faisaient rêver par leur extraordinaire précision. Les hameçons déguisés en fausses libellules d’acier me semblaient si parfaitement trompeurs, on pouvait (du moins sur les images du catalogue!) si bien contrôler même à la loupe la conformité de la libellule métallique à son modèle, que je me demandais comment, avec d’aussi merveilleux engins, il subsistait encore un seul mangeur de libellules dans nos rivières!
Las! les poissons qui gobent les libellules ne sont peut-être sensibles qu’au miroitement de l’eau sous les pattes de l’insecte, ou bien à 1’«odeur» répandue par l’abdomen piqué dans la vase pour la ponte, ou encore à la seule alternance des couleurs bleue et noire de cet abdomen, ou même à quelque chose que ni nos yeux ni aucun de nos sens ne voient comme ceux d’un poisson.

C’est pourquoi le leurre parfait n’est jamais forcément ce qui nous apparaît, à nous, une imitation parfaite. Ce qui est parfait pour nous ne l’est pas pour le poisson, et inversement. Il ne faut pas oublier que la vision sous l’eau est quelque chose de toujours différent, du fait des mouvements du milieu liquide, de ses bulles, de ses tourbillons, de sa relative opacité, de son indice de réfraction plus grand qui rapproche les plans et diminue les distances, et surtout du fait de la surface argentée qui domine tout cela, et dont le moindre frisson jette des éclats de couleurs et de lumière mouvante.
Enfin, il ne faut pas oublier qu’un être vivant, comme le poisson, dont toute l’existence est dirigée par des signaux stéréotypés, toujours les mêmes (le rouge, par exemple, déclenchant automatiquement l’attaque de l’épinoche), est comme une sorte de petite mécanique à la fois malicieuse et stupide, dominée par des instincts souvent merveilleux mais sans rapport aucun avec notre bon sens. Nous ne pouvons pas prêter au poisson que nous voulons ferrer des calculs semblables aux nôtres. Son instinct est souvent plus rusé que nos calculs, non parce qu’il est plus intelligent que nous, mais précisément parce qu’il ne l’est pas, et que nos calculs se révèlent sans rapport avec la réalité.
C’est ce que les graves messieurs bardés de diplômes appelés «éthologistes», qui s’y connaissent, même quand ils ne pêchent pas, ont appelé le comportement à programme déclenché par des stimuli-signaux: la vision du rouge pour l’épinoche de printemps, c’est le stimulus-signal; ce stimulus déclenche un comportement à programme, c’est-à-dire agencé comme une mécanique. Nous l’avons vu ici pour l’épinoche; nous L’avions vu déjà dans le numéro précédent avec le brochet. Il s’agit là d’une loi générale, non seulement chez les poissons, non seulement chez tous les animaux mais même, dans une certaine mesure, chez l’homme!
Et si vous en doutez, réfléchissez un peu à la dernière façon dont vous êtes tombé amoureux, par exemple. Ce mouvement des hanches ou cette moue des lèvres qui vous ont séduit, dites-moi, entre hommes, si c’est bien différent du stimulus qui jette le poisson sur son partenaire… ou sur l’hameçon…■
Aimé Michel