La perche et ses malices devant la science
Article paru dans Toute la pêche – date inconnue
Par Aimé Michel
• Sensibilité de la perche au mouvement.
• Étude expérimentale de cette sensibilité.
• Ses réactions aux mouvements du leurre.

Il me souvient du succès d’hilarité obtenu un soir, par un mien ami, auteur de théâtre de son métier, lorsqu’il nous raconta ses prouesses de guerre. Après l’avoir essayé à diverses activités, ses officiers, affirmait-il, avaient enfin découvert son véritable talent: celui de guetteur. Comme cuistot, il ne valait rien. Comme tireur non plus. Mais il ne craignait personne pour repérer, en rase campagne, le moindre mouvement suspect.
— Guetteur, toi! le plus distrait des hommes, le plus aveugle, toi qui te cognes à tous les meubles et qui prends les armoires pour des portes!
Il nous fit remarquer avec beaucoup de dignité que «ça n’avait aucun rapport» (c’est toujours ce qu’on répond à un argument sans réplique), et que d’ailleurs il était prêt à nous le prouver par l’expérience. Nous sortîmes donc dans le parc de la maison où nous étions réunis et, à notre stupeur, il repéra en effet en un temps record dans l’herbe de la première pelouse venue un nombre incalculable de bestioles, criquets, perce-oreille, scarabées, bousiers, que sais-je? là où la plupart d’entre nous ne voyaient qu’un désert. Son triomphe fut modeste, et il voulut bien nous donner son secret.
— Il est exact, admit-il, que je suis incapable de voir ce qui est inerte, immobile. Mais mon œil est d’une fantastique sensibilité à tout ce qui bouge. Pourquoi? Je n’en sais rien. Je dois tenir cela de quelque ancêtre chasseur, ou bien, tout simplement, des cavernes où nos pères ont tous vécu jadis pendant des dizaines de milliers d’années. Oui, mon don doit être un héritage préhistorique. Car réfléchissez-y: qu’est-ce qui est intéressant dans la vie sauvage? la proie, ou l’ennemi — l’ennemi, comme à la guerre. Ce qui ne bouge pas ne menace pas, et ne promet rien. Ce qui bouge, au contraire, on peut généralement le manger. Et je suis sûr, voyez-vous, que si l’on étudiait le comportement des bêtes sauvages, on leur découvrirait exactement le même talent qu’à moi.
Un mémoire scientifique que je viens de lire m’a rappelé cette histoire. Il est intitulé «La perception visuelle du mouvement chez, la Perche et la Seiche». Son auteur, M. P. Boulet, est un savant zoologiste du Muséum d’Histoire Naturelle, et il donne pleinement raison à mon ami dramaturge.
Un ingénieux appareil
Comment M. Boulet s’y est-il pris pour étudier expérimentalement la sensibilité de la perche au mouvement? Il me plaît de croire que ce savant est un adepte de la gaule et que c’est en pratiquant notre sport favori que l’idée lui est venue de perfectionner ses connaissances sur ce sujet si intéressant pour le pêcheur. Quoi qu’il en soit, voici l’admirable petit dispositif qu’il a imaginé.
Son appareil est essentiellement formé d’un bac à eau circulaire et même annulaire. La paroi extérieure de ce bac est en verre. En somme, il ressemble à ces moules à gâteau avec lesquels on fait les cakes en couronne, à cela près, je l’ai dit, que la paroi extérieure est transparente.
Le bac est assez grand: il contient quarante litres d’eau, dans laquelle la perche peut tourner en rond à sa guise, et même, si l’envie la prend, virer sur elle-même et changer le sens de sa rotation.
Ce n’est pas tout. Un mouvement d’horlogerie muni d’un changement de vitesse et de divers accessoires mécaniques permet de faire tourner autour du bac, à l’extérieur de la paroi transparente, n’importe quel leurre choisi. Le leurre tourne plus ou moins vite, à volonté. Il peut également avancer par saccades, et l’on peut faire varier, selon les nécessités de l’expérience, le rythme des saccades et leur vitesse.
Comme on le voit, tout est prévu, et tous les mouvements voulus peuvent être obtenus par des moyens si simples que n’importe qui, avec un peu de patience et le sens du bricolage naturel à tout pêcheur, peut reprendre l’expérience et en tirer les enseignements utiles.
Examinons maintenant l’appareil en train de fonctionner. La perche est dans son bac, errant au hasard de sa fantaisie. Si le mouvement d’horlogerie est bloqué, le leurre étant par conséquent immobile, notre poisson va se promener dans son vase annulaire exactement comme dans n’importe quel vase. Peut-être aura-t-il l’impression, à cause de sa forme circulaire, de disposer d’un espace infini ou peut-être, comme Magellan accomplissant pour la première fois le tour du monde, découvrira-t-il que l’univers (le sien!) est rond: mais cela, les poissons étant discrets de nature, il ne nous le dira pas. Ce qui est sûr, c’est que rien ne va régler son vagabondage cyclique. On le verra surtout immobile, tantôt ondoyant au hasard, plus ou moins vite, puis stoppant et virant de bord.
Laissons-le s’ennuyer un instant, le temps de s’habituer à son domaine, puis, ayant fixé un leurre à l’extrémité du bras tournant, déclenchons le moteur L’expérience véritable commence, et nous allons découvrir que le comportement de la perche variera pour ainsi dire à l’infini selon la forme du leurre, sa couleur, ses dimensions, et la nature de ses mouvements. Le mémoire de M. Boulet témoigne à coup sûr d’une patience à toute épreuve, car on peut dire qu’il a tout examiné, tout noté, tout envisagé. Voici, en gros, les résultats obtenus:
• 1° Chez la moitié des perches expérimentées (car elles ne répondent pas toutes de façon identique!) le mouvement du leurre ne commence à provoquer une réaction qu’à partir d’une vitesse de rotation de 12 degrés à la seconde, soit un tour toutes les trente secondes. Pourtant, certaines perches particulièrement douées (comme l’était notre ami dramaturge) commencent à réagir à la vitesse de trois degrés à la seconde, soit un tour toutes les deux minutes.
• 2° Accélérons la rotation. Le poisson montre un intérêt de plus en plus vif, mais ne se décide pas à la poursuite avant 18 ou 20 degrés à la seconde, soit un tour toutes les dix-huit secondes. Encore faut-il observer que les trois quarts des perches refusent obstinément de suivre le leurre, sauf dans certains cas que nous verrons tout à l’heure.
• 3° Accélérons encore. Vers 78 ou 80 degrés à la seconde (soit environ un tour toutes les quatre secondes) toute poursuite cesse: les mouvements trop rapides n’intéressent donc pas le poisson.
• 4° Jusqu’ici nous n’avons imprimé au leurre que des mouvements réguliers, uniformes. Que se passe-t-il si le leurre ondule légèrement en décrivant un mouvement de montagne russe? Il semble que le poisson y soit totalement indifférent, sauf si l’ondulation est trop forte, auquel cas il prend peur et s’enfuit, ou tente de s’enfuir, indication également précieuse pour le pêcheur.
• 5° Mais voici plus intéressant encore: transformons les mouvements du leurre en progression saccadée. La perche, nous apprend M. Boulet, est très sensible à ce mouvement quand il imite la nage des daphnies ou puces d’eau, petits crustacés dont les poissons aiment à faire leur ordinaire. Si l’imitation est bonne, la perche poursuivra le leurre avec ardeur. Mais si les sauts se révèlent trop longs, on observe au contraire une réaction de fuite, comme si le poisson découvrait soudain qu’on se moque de lui. D’une façon générale, M. Boulet estime que «l’étude des mouvements saccadés de l’attrape ne confirme pas la croyance de certains pêcheurs au lancer suivant laquelle les poissons voraces seraient fortement attirés par ce genre de mouvement périodique; ici encore les réactions de la perche sont essentiellement fonction de la vitesse réelle du mobile sur sa trajectoire». On n’a donc pas intérêt à tenter d’imiter le mouvement des puces d’eau, sauf si l’on est assuré d’imiter ce mouvement à la perfection.
• 6° Mais, dira-t-on, et la forme du leurre? Eh bien, ici, les résultats sont des plus curieux, et des plus décevants pour ceux qui croient augmenter leurs chances en fignolant amoureusement les ressemblances: «qu’elle soit sphérique. cubique, ou tétraédrique, écrit M. Boulet, la forme n’a que peu d’importance. Cependant, ajoute-t-il, les formes hérissées sont nettement plus stimulantes et agissent comme les leurres (poissons et insectes artificiels) utilisés par les pêcheurs.» Autrement dit, du moment que le leurre est «hérissé», il fait également bien l’affaire, qu’il soit ou non très ressemblant.
Cette constatation décevante est encore renforcée par la comparaison de la perche et de la seiche. Alors que cette dernière semble reconnaître très bien les formes des divers leurres, la perche, elle, borne son examen à une appréciation grossière, et détermine essentiellement sa réaction en fonction du mouvement plutôt que de la ressemblance.
L’expérience la plus curieuse à ce sujet est la suivante: si l’on offre un petit crustacé à la perche, elle se jette dessus avec voracité, surtout si ledit crustacé se déplace à la vitesse optimum de quelque vingt ou vingt-cinq degrés à la seconde: mais si le mouvement du crustacé est trop rapide, la perche s’enfuit, tout simplement, bien que le crustacé soit authentique!
En un sens, cette observation est très encourageante: elle montre que la perfection du matériel utilisé ne joue qu’un rôle secondaire, et que le bon pêcheur n’est pas celui qui dispose d’un matériel perfectionné mais celui qui a le coup de main et le coup d’œil. Elle explique également que deux pêcheurs, également armés, pêchant côte à côte, puissent réaliser des performances totalement différentes. Combien en avons-nous vu, de ces gaillards travaillant avec d’invraisemblables rossignols et qui, partis sous l’œil goguenard du pêcheur d’opérette croulant sous sa panoplie futuriste, rentraient le soir le panier plein en dépit des envieux. Car le matériel est important, certes, mais ce qui fait le pêcheur c’est quand même et d’abord la manière. Et si nous aimons pêcher, c’est surtout pour ces indéfinissables intuitions qu’un certain éclairage de l’eau, un je ne sais quoi du vent, des nuages et de la température éveillent en nous d’antiques talents endormis sous l’ennui du travail quotidien. La pêche est un éveil de l’homme sauvage encroûté, qui redevient lui-même par sa fréquentation des libres hôtes de la rivière ou de la mer. Nous le savions, certes, mais nous sommes reconnaissants à des savants comme M. Boulet de nous le confirmer.
Aimé Michel
N.-B. —°Je ne saurais trop recommander à mes lecteurs de lire le travail de M. Boulet, soit dans les «Mémoires du Muséum», série A, Zoologie, tome XVII 1958, soit dans l’excellente revue «Sciences». édition Hermann, 1ère année, n° 3 où le professeur Bounoine en fait une très bonne analyse.
