Quand l’été dernier, le bathyscaphe français « Archimède » s’est posé au fond de la fosse des Kouriles, au Nord-Est du Japon, à près de 10 kilomètres sous la surface de l’océan, ses deux occupants ont pu se dire que le monde qui s’offrait à leurs yeux à travers les hublots, était le plus étrange que les hommes aient jamais contemplé.
Le mystère des grands fonds marins
Modes de Paris n° 201 – décembre 1962
Aussi incroyable que cela paraisse, nous connaissons mieux la surface de la lune, à 384.000 kilomètres au-dessus de nos têtes, que celle du fond des océans. Les cartes actuelles de la lune sont si précises qu’il n’existe pas sur notre satellite un accident de terrain de plus de trente ou quarante mètres qui n’y soit très précisément porté. Du point de vue des grandes distances, on peut même dire que la surface de la lune est mieux connue que celle de la terre puisque, par exemple, la largeur des grands océans terrestres n’est connue qu’à quelques kilomètres près, alors que toutes les dimensions lunaires sont précisées avec des erreurs de moins de cent mètres. C’est dire que, s’il existe encore sur notre vieille terre parcourue dans tous les sens, un lieu où nous attend le mystère et l’aventure, c’est bien le fond des mers. C’est à peine si les savants commencent à en soupçonner les richesses.
À mille mètres de fond
Il y a seulement une dizaine d’années, les livres les plus sérieux affirmaient que la vie marine était confinée près de la surface et que les grandes profondeurs étaient pratiquement désertes. Et puis, à la stupeur des biologistes, les premières explorations (celles, par exemple, de l’Américain Beebe, mort récemment) révélèrent un peuplement aussi dense à 800 et 1’000 mètres que dans les eaux superficielles.
Quelques coquillages, quelques asticots, quelques mollusques, et rien de plus, estimaient les océanographes. Et ils donnaient d’excellentes raisons: impossibilité d’utiliser la vessie natatoire, cet ingénieux instrument assurant aux poissons la possibilité de changer de niveau, mais ne supportant pas les trop grandes pressions; absence totale de lumière à partir de 500 mètres de profondeur; froid éternel, etc..
Des animaux monstrueux
Les savants se trompaient: nous savons maintenant que, si bas que nous descendions, la vie grouille, les êtres naissent, luttent, se reproduisent; seulement, les moyens utilisés par la vie, deviennent de plus en plus bizarres, à mesure que l’on descend plus bas. Les créatures des abysses (nom que les techniciens donnent aux grandes profondeurs) semblent toutes sorties d’un cauchemar de science fiction. À quelque espèce qu’elles appartiennent, et qu’il s’agisse de poissons, de mollusques, de gastéropodes, de crustacés, leurs formes, leurs couleurs, leur anatomie, tout en eux est monstrueux et démentiel.
Leur luminosité d’abord, car comment le mâle trouverait-il sa femelle et le carnassier sa proie si rien ne venait suppléer l’éternelle absence du soleil? Soixante pour cent de ces êtres des ténèbres sont donc, de quelque façon, lumineux. Les organes qui dispensent cette lumière sont localisés dans des endroits différents, selon les diverses espèces. Ils peuvent dans le cas des poissons, se trouver sur le tronc, sur la tête, sur les nageoires, et même, nous le verrons tout à l’heure, en des points du corps bien inattendus. La couleur s’étale de l’orange violacé au bleu-vert, et les organes peuvent être allumés ou éteints à volonté, exactement comme si ces poissons disposaient d’un interrupteur. En fait, le mécanisme en est à la fois plus simple et plus délicat: la lumière vivante des poissons abyssaux est produite par le mélange et l’oxydation de deux substances, la luciférine et la luciférase, sécrétées chacune par des organes différents, et que le poisson met en présence à volonté, selon ses besoins ou ses fantaisies. Cette lumière peut être très vive.
Une canne à pêche lumineuse
Au cours de la dernière guerre, les Japonais ont utilisé une poudre de luciférine et de luciférase extraite du corps d’un crustacé appelé Cypridina à des fins militaires: mouillée et grattée sur la paume de la main, elle fournissait une lumière suffisante pour lire des messages dans des conditions où l’emploi d’une torche électrique aurait été dangereux.
Mais le comble de l’ingéniosité dans son utilisation nous est une fois encore présenté par la nature elle-même. Voici par exemple l’étrange Lasiognathus, à l’immense gueule ornée d’une moustache; sur sa mâchoire supérieure est fiché une sorte de mât flexible et articulé, aussi long que le corps du poisson lui-même, et à l’extrémité duquel se balance une petite boule de la grosseur d’une noisette. Et cette boule est une lampe. Comment le Lasiognathus utilise-t-il cet étrange appareil? C’est bien simple, il s’en sert pour pêcher à la ligne. Immobile dans les ténèbres parmi les autres poissons, il se contente, quand il a faim, d’allumer son lampion. Ses voisins intrigués, approchent, ne distinguent qu’un petit corps lumineux d’apparence inoffensive, foncent sur lui pour le gober… et s’enfournent infailliblement dans la gueule invisible largement ouverte derrière lui. Chez le Gigantactis macronéma, cette canne à pêche à hameçon lumineux est encore plus perfectionnée: l’appât clignote comme les feux d’un avion.
Un autre appât irrésistible
Toutefois, le champion toutes catégories de l’ingéniosité dans ce domaine est indiscutablement le Galathéathauma axeli, découvert en 1951 par la Galathée, navire océanographique du prince Axel de Danemark. Le Galathéathauma a poussé à une limite véritablement sublime l’utilisation du milieu inhospitalier où il vit. Toute sa peine consiste, quand il a faim, à ouvrir la bouche: sur la voûte du palais, derrière une double rangée de dents redoutables, s’allume alors un appât en forme de V du plus bel effet, et qui exerce sur la curiosité des poissons du voisinage une irrésistible fascination. Les malheureux s’approchent, tentent de le croquer, et se font avaler en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. N’est-il pas vexant de penser qu’il suffit d’ouvrir ainsi la bouche pour être nourri, pour peu qu’on ait eu l’heureuse idée de naître Galathéathauma?
Les lions se mangent entre eux
Il est vrai que la vie marine n’a pas que des agréments. En fait, aucun milieu vivant n’est plus implacable et cruel que la mer. La jungle elle-même, par comparaison, est un paradis: tous les poissons, sans exception, finissent de mort violente. Ils passent leur vie à croquer leur voisin jusqu’à ce que leur tour soit venu. Le meurtre est pour eux le seul moyen de survivre. Il n’y a pas dans la mer d’authentiques végétariens, ou si peu que mieux vaut n’en pas parler. La vie marine, c’est une jungle où les lions se mangent entre eux. Et cela se devine, même quand on n’est pas un zoologiste, à la première observation: tous ces poissons des profondeurs exhibent des gueules immenses, vastes parfois comme la moitié de leur corps, armées de dents qui semblent avoir été imaginées par un tortionnaire en délire. N’est-il pas fascinant de penser que tout ce qui vit et tout ce qui respire sur notre planète provient de cet enfer, puisque la vie est née il y a environ trois milliards d’années au sein de la mer primitive, et que notre corps lui-même, avec son sang salé, en garde encore un lointain souvenir?
L’amour et la mort
Mais revenons à nos étranges poissons des abysses. La lumière n’est pas seulement utilisée par eux à des fins meurtrières, du moins pas directement, puisqu’en définitive toute l’activité du poisson, quel qu’il soit, se réduit finalement à tuer et à se reproduire. Comme sur nos véhicules la lumière peut servir de phare, mais aussi de feu de position et de signalisation. On trouve fréquemment sur ces hôtes des profondeurs des sortes de phares situés exactement au-dessus des yeux, et capables de projeter vers l’avant deux faisceaux lumineux convergents.
Ces phares sont parfois orientables, grâce à un jeu de muscles spéciaux. Chez le Batophilus et le Chirostomias, on observe une double rangée de feux de chaque côté de la partie inférieure du corps. «Le corps de ces poissons, écrit Carrington, ressemble, quand ils glissent dans les eaux sombres au fuselage d’un avion avec ses hublots lumineux» À quoi sert cette signalisation? Probablement à l’accomplissement du frai, de sorte que nulle part peut-être dans la nature, l’amour et la mort ne se trouvent si étroitement liés: car en même temps qu’ils se signalent à leur partenaire du sexe opposé, les poissons ainsi illuminés s’offrent à la voracité de leurs ennemis, comme si les rendez-vous de nos Roméos et de nos Juliettes ne pouvaient avoir d’autre cadre que la fosse aux lions…
Le miracle de la vie
On comprendra qu’une existence aussi périlleuse ait développé au plus haut point l’adaptation au danger. C’est pourquoi, paradoxalement, beaucoup parmi les êtres qui peuplent les ténèbres abyssales se trouvent avoir les yeux les plus extraordinairement perfectionnés de la nature. Ces yeux sont généralement énormes, occupant la moitié des dimensions du crâne et disposant d’une pupille à grande ouverture, correspondant aux grands objectifs de nos meilleurs appareils photographiques. Certains mêmes de ces yeux extravagants, en forme de tubes, ressemblent à s’y méprendre à des téléobjectifs; autrement dit, les poissons des grandes profondeurs auraient inventé la lunette d’approche. Les savants avouent d’ailleurs leur perplexité à ce sujet, car à quoi peut bien servir une lunette d’approche dans un milieu où les lointains, même éclairés artificiellement, ne peuvent être aperçus par suite de l’opacité de l’eau? Ces yeux seraient-ils adaptés à percevoir des longueurs d’ondes très pénétrantes, invisibles à l’œil humain? Mais lesquelles? On ne pourra le savoir que quand on aura suffisamment perfectionné les bathyscaphes et que l’expérimentation directe en grande profondeur sera enfin possible.
Et nous en sommes loin: à dix kilomètres de profondeur, la surface du bathyscaphe doit supporter des pressions de plus de dix mille tonnes au mètre carré, la densité de l’eau de mer étant supérieure à l’unité. Il est maintenant certain que les hommes auront depuis longtemps pris pied sur la lune alors que le fond des mers gardera encore l’essentiel de son mystère. Et ce rapprochement n’est pas gratuit. Le fait que la vie ait su s’adapter à un milieu apparemment aussi inhospitalier que les grands fonds océaniques montre en effet que nous devons nous attendre à la trouver un peu partout dans l’immensité de l’espace sidéral. Il n’y a finalement pas moins de différence entre la fosse des Kouriles et le coin du feu où peut-être vous lisez cet article qu’entre la terre et Mars, par exemple. Et de fait, l’Américain Sinton a pu déjà déceler sur Mars la présence de la vie. Mais ceci est une autre histoire.■
Aimé Michel

