Qui a commencé la guerre: le chien ou le chat? Aimé Michel explique les raisons de ce conflit millénaire
«Comme chiens et chats»
Article paru dans Écho de la mode N°18 – 5 avril 1962

Le chat qui me regarde écrire cet article, le chien qui devant la porte de la maison voisine me salue d’un joyeux jappement, quand je passe, tous deux m’aiment et me le montrent. Pourquoi faut-il que ces deux êtres qui ont en commun ce même amour se détestent entre eux avec tant de violence?
À cette vieille question, on répond simplement: «chien et chat», et l’on passe. S’il fallait s’inquiéter des sentiments des bêtes! N’avons-nous pas assez à nous occuper des hommes?
Mais voici ce que j’ai remarqué depuis bientôt un demi-siècle que je suis sur cette planète et que j’essaie de la comprendre. J’ai remarqué que qui ne sait pas aimer les bêtes ne sait pas davantage aimer les hommes. L’amour est un trésor paradoxal: il se multiplie par la distribution. Plus ceux qu’on aime sont nombreux, et plus ils sont vraiment aimés.
Mais revenons au chien et au chat. C’est vrai, à moins d’avoir été instruits à se comprendre, ils se détestent. Plus exactement, le chien ne peut voir le chat sans être saisi d’une furieuse envie de lui casser les- reins. Quant au chat, à peine aperçoit-il son compagnon forcé qu’il ne peut résister à lui cracher son mépris.
L’hostilité semble être spontanée chez le chien. Même si de sa vie il n’a jamais vu de chat, il courra sur le premier qui se montrera.
Chez le chat, au contraire, l’aversion résulte de l’expérience: il n’a manifestement rien contre les grosses bêtes, étant trop occupé de lui-même. Il sympathise volontiers avec les chevaux et les vaches. Dans l’écurie de la ferme où j’ai passé mon enfance, j’ai vu souvent, pendant les nuits d’hiver, le chat de la maison dormir en ronronnant sur le flanc rebondi d’une vache allongée dans la paille, ou sur la croupe du cheval. Le cheval, soit dit en passant, montrait une amitié amusée à son petit hôte nocturne. Il se retournait parfois pour le regarder et secouait aimablement la tête, comme font tous les chevaux du monde quand une idée facétieuse se fait jour sous leur crinière.
L’explication de cette mystérieuse haine, c’est donc dans l’âme du chien qu’il faut la chercher. Eh bien, le croira-t-on? on la connaît depuis quelques années à peine, bien que les spécialistes de la psychologie animale, et avant eux tous les amis des bêtes, l’aient cherchée depuis trois ou quatre mille ans. Encore a-t-il fallu, pour la trouver, l’aller chercher très loin, jusque dans le Grand Nord.
On sait que, seul ou presque de toute la création, le chien est un animal dont on ignore l’origine. Les animaux domestiques provenant forcément d’espèces sauvages domestiquées (car, sinon, d’où viendraient-ils?), on connaît effectivement des chats sauvages, des bovidés sauvages, des chevaux, des ânes, des moutons, des chiens sauvages. Le problème avec le chien, c’est que, lorsqu’il apparaît sous sa forme fossile, il est déjà le compagnon de l’homme et qu’on ne lui connaît pas ni congénère ni ancêtre sauvages.
On ne lui trouve dans la nature que des cousins plus ou moins éloignés, comme le renard, le chacal et le loup.
Le plus proche de ces parents est indiscutablement le loup. Certaines races, certains métissages de chien sont même si proches du loup que, chaque fois qu’on tue un loup quelque part en Europe occidentale, les experts qui examinent sa dépouille n’arrivent pas à se mettre d’accord pour affirmer que c’en est vraiment un. J’ai encore étudié récemment les deux loups du beau zoo de La Palmyre, près de Royan, sans leur trouver la moindre différence avec le souvenir que je garde d’un magnifique berger, un peu bâtard, qui m’honora de son amitié dans mon enfance.
Pour ces raisons et quelques autres, de nombreux savants, comme Konrad Lorenz, pensent que si l’on ne trouve aucun chien sauvage fossile avant l’apparition domestique, c’est tout simplement que le chien avant le chien n’était autre que le loup. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ici cette hypothèse, dont la haine atavique du chien pour le chat va nous donner une preuve véritablement troublante.
En 1947, le naturaliste allemand Schenkel publia les résultats d’une longue étude des moyens d’expression chez le loup. Je n’importunerai pas le lecteur par l’exposé de ces moyens d’expression, très complexes, qui sont essentiellement des mouvements de la face, des oreilles et de la queue. L’intéressant (et l’étrange), le voici: il se trouve que le chat exprime ses sentiments par les mêmes moyens que le loup; à cela près que ce qui veut dire blanc en langage loup signifie noir en langage chat, et inversement!
Exemples: quand le loup couche les oreilles, cela signifie pour lui (comme pour le chien) la soumission, la cordialité, des dispositions favorables, alors que le chat couche les oreilles quand il se croit menacé et qu’il s’apprête à attaquer: l’agitation de la queue signifie la joie et la confiance chez le loup, la fureur agressive chez le chat; le loup qui gronde est prêt à foncer sur son ennemi, alors que le chat qui ronronne est paisible et amical. Et ainsi de suite.
Mais s’il en est ainsi, mettons-nous à la place du chien. Pour lui, le chat sera l’incarnation vivante du mensonge, de la traîtrise, de la mauvaise foi, l’être diabolique qui annonce toujours le contraire de ce qu’il fait et qui abuse toute confiance. Tolérer l’existence d’une telle abomination, c’est abdiquer devant le mal. Si l’on a au cœur quelque noblesse, il faut l’exterminer en toute occasion. Et c’est bien justement ce que fait le chien. Quand votre brave toutou se jette avec fureur sur un chat innocent, vous voyez de vos yeux se réveiller en lui l’antique loi morale du loup.
Et maintenant, dites-moi: d’où vous viennent donc vos mouvements spontanés de sympathie et d’antipathie? Vous lisez, croyez-vous, les sentiments sur les visages. Voire! Nous aussi, comme le chien, nous portons en nous un loup mal dégrossi: l’homme des cavernes qui sommeille au fond de notre cœur. Qui sommeille, ou fait semblant.■
Aimé Michel