Le besoin de rêver
Chronique parue dans France Catholique − N° 1310 – 21 janvier 1972
L’explication des rêves est un domaine d’élection des charlatanismes parce qu’ils sont mystérieux, se produisant à l’état d’inconscience. Loin que la science tue jamais la foi (voir page 2, la réponse d’Aimé Michel à l’abbé Lainey) il faut plutôt en attendre qu’elle confonde l’occultisme et les billevesées des exploiteurs de la crédulité.
Lorsqu’on installe les électrodes de l’électro-encéphalographe (EEG) sur le crâne d’un dormeur, on constate que l’activité électrique de son cerveau subit au cours de la nuit des modifications spectaculaires. Sans entrer dans les détails, disons que les ondes électriques enregistrées sur la bande de l’EEG montrent d’abord un changement de nature au moment de l’endormissement; elles se «désynchronisent», elles deviennent plus irrégulières et plus lentes: elles prennent la forme dite «ondes delta». Les expériences de Dement et Kleitman, que j’ai rapportées dans une précédente chronique[1] ont montré que ces ondes delta caractérisent le sommeil sans rêve.
Toutes les quatre-vingt-dix minutes environ, les ondes delta font place presque soudainement à un autre type d’activité électrique, rapide, synchronisée, jaillissant en «bouffées» et évoquant tout à fait les ondes alpha, qui sont celles de la veille. En même temps, les yeux se mettent à s’agiter: le dormeur rêve.
Quand le sommeil est profond
Une des plus importantes découvertes faites à la suite de celle-là par les pionniers de l’Université de Chicago fut que la ressemblance entre l’activité du cerveau pendant le rêve et pendant la veille est en réalité tout à fait trompeuse. En particulier, on aurait pu croire que le sommeil était, pendant le rêve, moins «profond». Ce fut exactement le contraire que l’on trouva. Précisons d’abord ce qu’un homme de laboratoire appelle «profondeur» en parlant du sommeil. Il faut, pour que le mot signifie quelque chose, que sa définition traduise des mesures. Le sommeil est plus profond quand les stimulations nécessaires pour réveiller le dormeur sont plus intenses. Par exemple, on mesure (en décibels) l’intensité du bruit qui réveille pendant et entre les rêves ou, encore (en degrés), les changements de température nécessaires pour obtenir le même résultat. Une mesure qui se révéla des plus fécondes fut celle du relâchement musculaire, donnée par un appareil très sensible appelé électromyographe.
Les résultats de toutes ces mesures s’avèrent convergents: c’est pendant le rêve que le sommeil est le plus profond. En particulier, c’est alors seulement que le relâchement musculaire est complet (sauf, bien entendu, quand le rêve s’accompagne de mouvements, mais ce ne sont là, normalement, que de brefs épisodes).
Le fait que le rêve corresponde au sommeil le plus profond avait de quoi intriguer. Loin d’être une sorte d’état intermédiaire entre le sommeil et la veille, le rêve est la culmination de notre expérience nocturne quotidienne, comme une sorte d’achèvement.
Kleitman se rappela alors une foule d’expériences faites depuis quelques dizaines d’années (certaines par lui-même) sur les conséquences de l’insomnie induite, volontaire. Le fait le plus spectaculaire était l’apparition, après quelques jours de privation de sommeil, de véritables hallucinations semblables à celles du delirium tremens. Serait-il possible, se demanda le savant américain, que ces hallucinations envahissant la conscience vigile de l’insomniaque fussent celles des rêves dont il est privé? D’où l’idée de voir ce qui se passe quand on empêche quelqu’un de rêver sans l’empêcher de dormir.
Kleitman et Dement imaginèrent donc l’expérience suivante. Une vingtaine de volontaires, étudiants, chômeurs, etc., furent conviés à dormir dans le laboratoire transformé en dortoir. On fixa sur leur crâne les électrodes de l’EEG et on les avertit que, de temps à autre, on les réveillerait.
À moitié fous de fatigue
Dement les classa alors (sans les avertir) en deux groupes égaux. Le classement fut fait au hasard, par tirage au sort. Tous les dormeurs du groupe A furent systématiquement réveillés dès que l’EEG indiquait qu’ils se mettaient à rêver. Tous les dormeurs du groupe B furent réveillés exactement autant que les premiers et de la même façon, mais entre les périodes de rêve. L’ensemble de tous ces dormeurs subirent donc exactement le même nombre de réveils et de même durée, toutes les conditions étant identiques, sauf sur un point: le temps de sommeil perdu était pour le groupe A: du temps de rêve, et pour le groupe B: du temps de sommeil ordinaire.
Première constatation: le groupe B s’habitua très facilement à être réveillé sept ou huit fois par nuit. Comme chacune de ces nuits de sommeil en laboratoire était payée trois dollars, le groupe B se fit même un peu tirer l’oreille pour admettre au bout d’une semaine qu’on n’avait plus besoin de lui.
Il n’en alla pas de même du groupe A, loin de là. Dès le lendemain de la première nuit, les dormeurs se montrèrent irritables, anxieux. Leur visage commença à prendre l’aspect hagard de l’insomniaque, leurs gestes devinrent maladroits. Ils bâillaient. Malgré les trois dollars, un premier volontaire déclara forfait après la troisième nuit; deux, après la quatrième et au bout d’une semaine, il n’en restait plus un seul. Les plus tenaces avaient dû se rendre, en dépit de tout: ils étaient à moitié fous de fatigue et passaient leur temps de veille dans une sorte d’hallucination continue. Il s’avérait donc qu’on ne résiste pas à la privation de rêve, qu’être empêché de rêver équivaut à être empêché de dormir. Et qu’en définitive, on semble dormir surtout pour rêver.
Mais alors, qu’est-ce que le rêve? Quelle est sa fonction, à quelle racine profonde de notre être donne-t-il vie? Telles étaient les questions que l’on se posait vers 1960, quand Dement eut publié ces résultats et que d’autres laboratoires les eurent confirmé. Comme on le verra, la science des rêves a, depuis cette date, marché de découverte en découverte, approfondissant le mystère de l’homme dans des directions que rien ne permettait de soupçonner.■
Aimé Michel
Note:
(1) Voir France Catholique, n°1309 (14 janvier 1972): «La science des rêves.»