L’accord sur le pire

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L’accord sur le pire

Chronique parue dans France Catholique − N° 1367 – 23 février 1973

L’ardeur des affrontements électoraux nous cache que, sur certains points essentiels, tous les adversaires sont désastreusement d’accord. Personne ne met en cause l’orientation actuelle de l’expansion industrielle. Personne ne conteste que la vie citadine à l’occidentale ne soit destinée à devenir un modèle universel, valable naturellement pour la campagne française dépeuplée, mais aussi à la longue pour le monde entier, tiers monde compris. Seuls quelques esprits solitaires, comme Jacques Ellul, discutent ces postulats indiscutés. On ne les écoute guère. Voici pourtant quelques faits qui invitent à la réflexion. Contrairement à ce qu’on croit, ce n’est pas la progression du cancer qui constitue le premier problème dans les pays hautement industrialisés. Ce sont les maladies mentales. Plus un pays est «évolué», plus les maladies mentales se multiplient. Aux États-Unis, le nombre des lits occupés dans les hôpitaux par les malades mentaux dépasse depuis 1956 celui de tous les autres malades réunis[1].

Une suprématie peu enviable

Alors que les désordres mentaux sont à peu près égaux chez tous les peuples dans des conditions comparables, on constate qu’il y en a deux fois plus dans les villes que dans les campagnes. Plus la ville est grande, plus la proportion augmente. L’accroissement est encore plus net si l’on tient compte de la densité démographique, c’est-à-dire de l’entassement. Les hommes donnent nettement plus de malades mentaux que les femmes. Mais c’est chez les enfants que le drame de la maladie mentale est le plus clairement observable et où l’on voit le mieux en quoi il est lié à la vie moderne. Voici par exemple une statistique établie par deux Américains, Yerbury et Newell[2]. Ces deux auteurs ont étudié 56 enfants psychotiques et comparé les traits observés avec les caractéristiques correspondantes de 56 enfants normaux pris au hasard. On ne s’étonnera pas de trouver d’abord confirmée l’importance du facteur héréditaire dont j’ai parlé dans ma dernière chronique. Sur les 56 enfants psychotiques, 38 avaient des parents également psychotiques, alors que l’on ne trouve, parmi les parents des 56 enfants normaux, que deux psychotiques; de même, sur 56 enfants malades, 50 ont des frères ou sœurs psychotiques, alors qu’on n’en trouve que deux dans les familles des enfants normaux. Mais d’autres facteurs apparaissent dans les chiffres, qui montrent que le terrain héréditaire ne suffit pas à faire apparaître la maladie mentale précoce. Parmi ces 56 petits malades mentaux, on en trouve 45 qui sont des «cas sociaux», 24 qui n’ont pu être élevés dans leur famille, 33 qui habitent des zones insalubres, 43 qui vivent dans un environnement «turbulent», 29 dont la famille est indigente, 22 qui ont subi des brutalités, 33 qui sont livrés à des autorités contradictoires, 31 dont la mère a eu une grossesse agitée, 22 dont la famille est «dépendante» (c’est-à-dire que leurs parents sont des «gens de maison»). L’examen des chiffres correspondants chez les enfants normaux n’est pas moins significatif: il y a des épreuves plus ou moins néfastes à la santé mentale de l’enfant. Par exemple, il ne se trouve aucun enfant normal, parmi ces 56, qui ait été élevé dans une maison de placement ou un orphelinat. Cela n’implique nullement l’inverse, bien entendu. On peut avoir été élevé ainsi et avoir préservé son équilibre. Mais il est certain que c’est plus difficile: la dissolution de la famille est très nettement l’événement le plus désastreux pour la santé mentale de l’enfant. De même, on ne trouve parmi ces 56 enfants normaux que 8 d’entre eux dont la mère ait eu une grossesse agitée, 9 qui aient habité des zones insalubres, un dont la famille soit «dépendante», 4 qui aient subi des brutalités, un dont la famille soit indigente. Si l’on fait le bilan de ces résultats, on constate que les psychoses, quoique largement héréditaires, apparaissent dans l’enfance à l’occasion de certains troubles familiaux, ce dont on se doutait, mais que ces troubles familiaux sont eux-mêmes essentiellement en relation avec la vie citadine, surtout sous ses aspects les plus déshérités. Particulièrement frappants sont les chiffres sur la «turbulence» de l’environnement, les zones insalubres, les cas sociaux, l’indigence, la «dépendance» des familles, les disciplines contradictoires. Si, par opposition, on essaie d’imaginer le milieu le plus favorable à l’éclosion normale de l’enfant on est conduit à décrire assez précisément le type de vie familiale que l’évolution socio-économique actuelle est en train de détruire. Par exemple, rien n’est plus certain que le besoin du petit enfant pour la présence de sa mère. Il a autant besoin de sa chaleur, de son bavardage, de ses caresses et de son sourire que de la nourriture qu’elle lui prépare. Les découvertes de l’éthologie rejoignent ici l’observation humaine. Le petit singe séparé de sa mère, geint, il tremble, il a des cauchemars, il est effrayé de tout. Souvent il refuse de s’alimenter. Il attrape toutes les maladies. Parfois, il meurt, surtout quand il ne trouve aucun substitut stable à l’affection maternelle[3]. Les cruelles expériences faites sur les petits singes reproduisent en laboratoire ce qui s’observe dans les hôpitaux d’enfants et les orphelinats, où l’on sait que, malgré l’excellence des soins physiques, la mortalité est beaucoup plus élevée. Les petits enfants y trouvent certainement des soins matériels plus suivis et compétents que dans la majorité des familles. Et cependant, ils y sont plus susceptibles à la maladie et la mortalité y est supérieure à la moyenne.

La seule révolution nécessaire

Dans une précédente chronique, nous avons réfléchi sur des faits qui déconcertent notre idée traditionnelle de l’âme en mettant en évidence l’action du corps sur des facultés tenues pour spirituelles. Ici, nous constatons un effet exactement inverse. Les sourires et les tendres bavardages d’une mère n’ont rien de matériel. Et cependant, ils ont des effets matériels. Or, cette part essentielle de la vie enfantine et humaine est ignorée par l’évolution socio-économique actuelle, ce qui nous ramène aux idées développées avec autant de persévérance que de profondeur par Jacques Ellul. L’exemple électoral des crèches en est un piquant et dramatique exemple. À droite, à gauche, au centre, c’est à qui nous promettra le plus de crèches. Tout le monde est d’accord là-dessus: il faut multiplier les crèches. Mais pourquoi multiplier les crèches? Pour permettre aux mères de travailler comme leurs maris. Et pourquoi doivent-elles travailler comme leurs maris? Oh! pour une foule de raisons qu’on osera difficilement mettre en question: une conception erronée de l’égalité des sexes ne fait en réalité que recouvrir ici les mécanismes sociaux propres à la société industrielle, quel que soit le régime qui la gère. La femme a droit à la «liberté du travail», tout le monde est d’accord là-dessus, de l’Amérique à la Chine. Belle liberté, qui déguise une servitude économique! Qui nous parlera du droit de la femme à ne faire que son travail de femme, quand elle veut être mère? Mais pour retrouver des valeurs de cet ordre, il faudrait réorganiser tous nos mécanismes économiques. Il faudrait une utilisation de la technique radicalement différente. Ce serait la seule révolution nécessaire, et personne ne sait, ou peut-être ne peut, nous la proposer. On ne voit pas comment pourrait se faire cette réorganisation assurant le respect des instincts les plus fondamentaux de la nature. Jamais l’histoire n’a eu besoin de tant de patience, d’imagination et de bon sens.■

Aimé Michel

Notes: (1) J. Coleman: Abnormal Psychology and modern Life (Glenview, Illinois, 1964). (2) E. Yefbury et N. Newell: Genetic and environ mental factors in psychoses in children (American journal of Psychiatry, n° 100, p. 599). (3) H. Harlow et R. Zimmermann: Affectional Responses in the infant Monkey (Science, 130, p. 42?)

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